mardi 21 mars 2017

# 68/313 - D'Auster à Stifter, et retour

"Je leur contai mon histoire, — ils ne voulurent pas y croire. — Je vous la raconte, à vous, maintenant, et j’ose à peine espérer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants pêcheurs de Lofoden."
Edgar Allan Poe, Descente dans le maelstrom 

L'attracteur étrange semble parfois fonctionner comme un tourbillon, aspirant les concepts, les noms, les phénomènes, les reliant, les agglutinant, les condensant en un nuage compact. Ainsi du Stylus de Poe, pris comme référence par Paul Auster, de cette Aletheia qui ne vit jamais le jour - vérité restée au fond du puits des espérances -, a pourtant surgi Patterson le mécène trop tard venu et Patterson, le marin gelé à la dérive, que le navire de fiction affrété par Jules Verne a reconnu, et fort de cette trouvaille, a vogué jusqu'au domaine d'Arthur Gordon Pym gardé par le sphinx des glaces, dont l'hypostase se dissimulait dans une peinture de paysage d'Otto Dix réalisée en 1942, cristal de Bohême où se refléta Adalbert Stifter qui se plaît à perdre les enfants dans le labyrinthe bleuté des glaciers.

Otto Dix, Randegg in the snow with ravens,

A cette tentative de résumé je dois ajouter ceci : pour le rapport de Poe et de Jules Verne, je me suis appuyé sur un écrit de Cécile Wajsbrot, Incidences climatiques en littérature, publié sur le site Remue.net. Ce texte est l'une des parties d'un cours  donné entre octobre 2014 et février 2015 à la Freie Universität de Berlin autour de la façon dont la littérature abordait les questions climatiques.
Les premières séances de séminaire portaient donc sur Verne et Poe, Le sphinx des glaces et Les Aventures d'Arthur Gordon Pym. Or, la séance 6 qui suivait immédiatement était consacrée, je ne m'en aperçus pas tout de suite, à deux nouvelles de Tolstoï et de Stifter. Il était déjà extraordinaire de retrouver à ce moment-là un Stifter dont je n'avais encore rien lu il y a quelques semaines, mais ce qui était encore plus surprenant c'est que la nouvelle choisie par Cécile Wajsbrot entre toutes les nouvelles de Stifter était précisément Cristal de roche, qui m'avait tant touché :
« Ce n’étaient que pointes et blocs et masses enchevêtrés de glace couverte de neige. Au lieu d’un rempart qu’il suffisait de franchir pour retrouver la neige, une succession de murs de glace éventrés, disloqués, parcourus d’innombrables lignes bleues sinueuses, et derrière ces murs, il y avait d’autres murs semblables, et derrière ceux-ci d’autres encore que l’on devinait à peine à travers le rideau de la neige. »
Une évocation qu’Arthur Pym ou Jules Verne ne démentiraient pas. Les enfants sont forcés, eux aussi, de trouver un abri pour la nuit. [...] Que ce soit chez Tolstoï ou chez Stifter, c’est la foi qui sauve les êtres. [...] Chez Stifter, la nuit de Noël a joué son rôle, les enfants ont été sauvés. Leur foi a toujours été constante, l’épreuve n’a rien changé en eux, sinon renforcé, peut-être, cette foi. C’est le village qui a été transfiguré, qui a été atteint par la grâce — qui s’est uni dans la recherche des enfants. « À compter de ce jour, Konrad et sa sœur appartinrent véritablement au village ; loin de les considérer encore comme des enfants d’ailleurs, les villageois ne virent plus en eux que les petits Gschaidois que l’on avait arrachés aux glaces de la montagne pour les ramener chez eux. »
Il me reste d'une certaine manière à boucler la boucle : parti de Paul Auster, j'y reviens par Stifter. La rime n'est pas tout à fait fortuite. Dans L'invention de la solitude, Paul Auster révèle comment il apprend l'assassinat de son grand-père Harry Auster, tué par sa femme le 23 janvier 1919 dans la cuisine de leur maison de Kenosha, dans le Wisconsin. Son propre père était alors âgé de neuf ans. Il nous apprend aussi qu' Harry Auster était né en Autriche, et que son oncle Sam Auster était donc le dernier d'une fratrie de cinq frères : "Trois d'entre eux ont combattu dans l'armée autrichienne pendant la guerre mondiale et tous trois sont tombés au champ d'honneur."

Otto Dix, Trench Warfare
 L'Autriche réunit donc Auster et Stifter. Mais aussi, et sans doute plus profondément, la relation au père. On a vu la difficulté de leurs rapports chez Auster (et l'on ne peut s'empêcher de penser bien sûr que le drame vécu par le père a certainement marqué son caractère), et bien il faut savoir aussi que Stifter a été orphelin de père à l'âge de douze ans (Jean-Louis Bandet, dans l'article de l'Encyclopaedia Universalis consacré à Stifter, indique à ce propos que les thèmes du père disparu, de la recherche du père, auront une grande importance dans son œuvre).

A propos de ces rapports père-fils, j'avais évoqué Benjamin Franklin. Détail amusant (ou sinistre, comme on voudra), celui-ci apparaît dans le passage où Auster parle de cette grand-mère (précisons qu'elle fut acquittée du meurtre grâce à un avocat habile qui sut jouer de l'infidélité prouvée du grand-père Harry), cette grand-mère qui, dit-il, autant qu'il s'en souvienne, ne s'intéressait pas à lui : "La seule fois où elle m'a offert un cadeau, c'était un livre pour enfants de deuxième ou troisième main, une biographie de Benjamin Franklin. Je me rappelle l'avoir lu d'un bout à l'autre et j'en ai encore quelques passages en mémoire."

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