mercredi 8 mars 2017

# 57/313 - Lycophron

Entre les chroniques d'ici et les fictions 1967 du dimanche se sont maintes fois tissés des liens, et tout se passe comme si nous avions devant nous un seul système avec des lignes de force intriquées. Paul Auster nous a conduits à Jarmusch, à Poe, et à cette double postulation Europe-Amérique. Et ce n'est pas fini : dans un texte en hommage au poète Jacques Dupin (un nom poesque en diable), il enfonce le clou :

"1967. Je viens d'avoir vingt ans. Un après-midi, j'entre dans une librairie de l'université de Columbia (où je suis étudiant) et y fais l'acquisition d'une petite anthologie de poésie contemporaine française. Trois ou quatre poèmes de Jacques Dupin y figurent, et cette nuit-là je lis son travail pour la première fois. Il produit sur moi un impact aussi immédiat que durable. Je me dis : je n'ai jamais rien rencontré de pareil.

Été, 1967. Je me rends à Paris et arrive à dénicher deux livres publiés par Dupin : Cendrier du voyage et Gravir. Pour des raisons que je ne suis plus en mesure d'expliquer, je commence à traduire les poèmes en anglais. Peut-être pour mieux les comprendre. Peut-être par pur plaisir. L'aventure devint singulière, et je passe autant de temps à traduire Dupin qu'à écrire mes propres poèmes." (La pipe d'Oppen, p. 137)
Au-delà du voyage matériel vers la capitale française, l'aventure de la traduction s'inscrit aussi dans ce double mouvement : Baudelaire et Mallarmé ont traduit Poe ; Auster traduit Dupin, et quelques autres poètes français, dont André du Bouchet. C'est dans le texte suivant du recueil, un entretien consacré précisément à André du Bouchet, qu'il évoque une autre découverte majeure : Lycophron. Un poète grec du IVe siècle avant J.-C. dont l’œuvre lui est révélée par Pascal Quignard, qui a traduit son Alexandra en 1971, au Mercure de France. Alexandra, autrement dit Cassandre, fille de Priam, douée de prophétie mais condamnée par Apollon à n'être jamais crue.



"J'ai trouvé ce travail extraordinaire, dit Auster. J'ai rencontré Quignard seulement une fois, vers la fin de mon séjour en France. [...] Je lui ai demandé s'il y avait des traductions de Lycophron en anglais, et c'est lui, qui ne lisait pas l'anglais, ou pas beaucoup, qui m'a dit qu'un certain Lord Royston avait fait une traduction en 1808. En rentrant à New York je suis tout de suite allé à la bibliothèque de Columbia University, la traduction de Lord Royston s'y trouvait. Elle est extraordinaire. Royston l'a faite très jeune, à peu près au même âge que Quignard, à vingt-trois ou vingt-quatre ans, mais il a péri dans un naufrage. C'est tout ce qu'il a fait comme poète, mais c'est génial, vraiment l'un des poèmes en anglais les plus extraordinaires que j'aie jamais lus, c'est pour ça que j'ai cité Lycophron dans L'Invention de la solitude, et notamment cette traduction en anglais. Dans mon dernier roman, Invisible, une partie de l'action se passe à Paris, en 1967, une jeune étudiante essaie de traduire Lycophron en français." [C'est moi qui souligne]

Dois-je préciser que j'ai immédiatement commandé ce roman, Invisible, que je n'avais pas lu à sa parution en 2010 ?

C'est également en 2010 que paraît Lycophron et Zétès, dans la collection Poésie/Gallimard, une réédition du travail de Quignard, augmenté de huit petit traités évoquant cette expérience de traduction quarante ans plus tard. "C'est à la demande de Paul Celan, écrit Monique Pétillon dans Le Monde du 14 mai 2010, qu'il entreprit en poète cette difficile traduction de Lycophron. André du Bouchet ensuite sélectionnait les extraits qui lui paraissaient les plus saisissants, pour les faire paraître dans la belle revue L'Ephémère, éditée par Aimé Maeght. Henri Michaux en fit une lecture remarquée à Londres. Paul Auster rapporta dans son premier roman, L'Invention de la solitude, ses rencontres avec le "traducteur de Lycophron".

Et l'article du Monde cite ce seul passage du livre qui évoque précisément la passion de Paul Auster pour Lycophron :

Extrait
"Paul Auster se passionna pour la traduction de Lycophron parue dans L'Ephémère. Il chercha à son tour à traduire cette ultime tragédie des anciens Grecs. La première fois que nous nous vîmes, nous nous retrouvâmes près de la grille du Luxembourg à gauche du Sénat. Puis nous allâmes boire au café qui s'appelait Le Rostand. Il prit une menthe à l'eau. Il a évoqué ces rencontres dans son premier roman, qui parut de nombreuses années plus tard, et dans lequel il fait de moi un personnage de roman avantageux, nommé d'ailleurs P. Q., dont toute l'épaisseur sociale se résume à être un "traducteur de Lycophron". Paul Auster, aux yeux si transparents, dans l'ombre qui tombait des ramures des châtaigniers du jardin du Luxembourg, se tenait tout raide. Sa tête était aussi raide que celle de la statue de reine juste au-dessus de lui. Il parlait d'abondance. Je l'écoutais, bouche close, dans l'impatience de l'angoisse, muet comme Zacharie à qui on annonce que son sexe va se dresser. Vingt ans plus tard, alors qu'il était de passage à Paris, nous nous retrouvâmes, à sa demande, face à l'Opéra, place de la Bastille. Il faisait froid. Nous étions devenus maigres et blancs."

"Lycophron et Zétès", p. 194
Il va falloir que je commande aussi ce Lycophron et Zétès...

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