samedi 11 mars 2017

# 60/313 - Père et fils

Ici - Richard Mac Guire (détail)
1775. Sur onze doubles pages, Richard Mac Guire met en scène les retrouvailles de Benjamin Franklin, accompagné de son petit-fils, avec son fils William, alors gouverneur du New Jersey depuis 1762. Ce ne sera pas une heureuse rencontre : William, loyaliste, s'oppose violemment à son père qui a pris le parti des indépendantistes. Ils ne se réconcilieront pas. En 1782, William, plusieurs fois emprisonné, s'exilera même définitivement en Grande-Bretagne, où il décèdera en 1813.

On a vu que Paul Auster reprenait sans citer la source la formule de Benjamin Franklin : "A. irait jusqu’à soutenir que les événements d’une vie peuvent aussi rimer entre eux." Ceci prend place dans le deuxième partie de son premier livre, L'invention de la solitude. Notons déjà que l'exemple choisi pour illustrer la formule évoque précisément un père et son fils : Un jeune homme loue une chambre à Paris et puis découvre que son père s'est caché dans la même chambre pendant la guerre. Or la première partie du livre est entièrement consacrée à la figure du père du narrateur, qui vient de mourir, et dont le moins qu'on puisse dire est que leur relation était caractérisée par l'absence  :
« Dépourvu de passion, que ce soit pour un objet, une personne ou une idée, incapable ou refusant, en toute circonstance, de se livrer, il s'était arrangé pour garder ses distances avec la réalité, pour éviter l'immersion dans le vif des choses. [...] Il n'était pas là. Au sens le plus profond, le plus inaltérable, c'était un homme invisible. Invisible pour les autres, et selon toute probabilité pour lui-même aussi. » (L'Invention de la solitude, p.13)
Cette première partie, intitulée fort logiquement Portrait d'un homme invisible, montre la quête d'Auster pour retrouver le père au-delà de l'absence : « Si cet homme n'existait pas, cela signifie qu'il y en avait un autre, dissimulé à l'intérieur de l'homme absent, et dans ce cas ce qu'il faut, c'est le trouver. A condition qu'il soit là. »

Il est curieux de retrouver ce motif de l'invisibilité trente ans plus tard, avec ce roman de 2010 déjà évoqué, Invisible, en sachant que dans les deux livres, celui-ci et L'Invention de la solitude, on retrouvera aussi la figure du poète grec Lycophron, Lycophron dit l'obscur (mais nous reviendrons là-dessus).

J'ai déjà signalé aussi que Paul Auster avait publié un premier ouvrage, un roman policier, Fausse balle, sous le pseudonyme de Paul Benjamin. Ce n'est pas anodin de prendre pour patronyme un mot qui désigne le plus jeune fils d'une famille. Ce roman, Auster avait vainement tenté de la faire publier en 1979, alors qu'il vivait une période douloureuse, divorcé, désargenté, en charge lui-même d'un fils. C'est précisément la mort de son père, et le petit héritage qui s'ensuivra, qui lui permettra de reprendre pied, et d'écrire ce texte autobiographique, source de toute son œuvre à venir.

Quelques-unes des photos d'Auggie dans Smoke
On retrouve Paul Benjamin dans l'histoire du film Smoke, de Wayne Wang, sur un scénario d'Auster adapté de l'une de ses nouvelles, publiée dans le New York Times pour Noël 1990, Le Noël d'Auggie Wren. L'écrivain Paul Benjamin (William Hurt), l'un des fidèles clients d'Auggie Wren (Harvey Keitel), essaie de continuer de vivre après que sa femme enceinte a été tuée, victime d'une balle perdue près du débit de tabac. En panne d'inspiration depuis ce drame, son quotidien est bouleversé par l'arrivée de Rashid (Harold Perrineau), un jeune noir à l'identité fragile qui lui a sauvé la vie, et qui est, comme c'est étrange, à la recherche de son père.

Delphine Letort, dans une étude publiée dans la revue Transatlantica,  écrit que la "coïncidence, ressort narratif utilisé dans le film comme dans les romans, est représentée avec justesse par ce carrefour dont Auggie prend des clichés quotidiens, espace de rencontres imprévues que le film met en scène. Auggie invite Paul à regarder sa collection de photos en noir et blanc et à reconstruire le récit d’un passé oublié en observant l’image du même coin de rue se répéter de cliché en cliché."

Sur l'une de ces photos, Benjamin reconnaîtra sa femme Ellen. 

Ce dispositif d'Auggie n'est-il pas foncièrement le même que celui de Richard Mac Guire dans Ici, piégeant le passage du temps à travers le même angle de vue ? Ce principe de répétition, et de variation dans la répétition, n'est-il pas aussi celui à l’œuvre dans le Paterson de Jim Jarmusch ? Cependant, pour apprécier ces photos, cette bande dessinée, ce film, à leur juste mesure, il importe de les aborder à la juste vitesse, avec la même disponibilité et capacité d'accueil dont elles font preuve vis-à-vis du monde. Ainsi, explique Delphine Letort, "Auggie accompagne d’un commentaire en voix off la lecture des images ; il transforme son travail en une affaire de mots comme il insiste sur les détails visuels qui doivent retenir l’attention de Paul et du spectateur : « You’ll never get it if you don’t slow down my friend. I mean you’re going too fast, you’re hardly looking at the pictures. They’re all the same but each one is different from the other one ».





Aucun commentaire: