mardi 7 mars 2017

# 56/313 - Le lieu du poète

Avec La pipe d'Oppen, c'est une autre présence littéraire forte que nous retrouvons : Edgar Allan Poe. Avec les extraits d'une conférence prononcée par Paul Auster au printemps 1982 à Seton Hall Université dans le New Jersey, qu'il intitule "Les restes d'Edgar Allan Poe", et dont le sujet était la question des influences littéraires entre la France et l'Amérique (ce qui rejoint notre thème toujours actif de la double postulation Europe-Amérique).

Auster rappelle que lors du second enterrement de Poe, en novembre 1875, sur une nouvelle parcelle du cimetière de Baltimore, une cérémonie fut organisée à la Western Female High School, où tous les principaux poètes américains furent invités, mais un seul daigna venir, dont la réputation, écrit Auster, n'était pas moins "dangereuse" que celle de Poe, Walt Whitman en personne.

Georges Walter rapporte dans une note que la légende veut que le grand poète, qui n'aimait pas l’œuvre nocturne de Poe, ne fut présent que parce qu'il avait fait ce rêve : " Je vis un bateau en mer, à minuit, dans une tempête. Ce n’était pas un lévrier des mers, ni un vapeur majestueux tenant fermement au grain, mais cela semblait être une de ces superbes goélettes, que j’avais souvent vues se balancer avec tant d’insouciance, ancrées dans les eaux de New York ou le détroit de Long Island, qui fuyait maintenant livrée à elle-même, voiles déchirées et mâts brisés dans les tourmentes de neige, les vents, les vagues déchaînées de la nuit. Sur le pont se dressait une belle silhouette mince, frêle, un être sombre, jouissant apparemment de toute l’épouvante, des ténèbres et du chaos dont il était le centre et la victime. Cette silhouette de mon rêve sinistre pourrait représenter Edgar Poe, son esprit, son destin, et ses poèmes – étant eux-mêmes tous de sinistre rêves. » (Walt Whitman, Specimen Days, Traduit dans L'Herne, Cahier Edgar Allan Poe, 1974).

Walt Whitman en 1887
De l'autre côté de l'océan, on accordait bien plus de considération à Poe. Baudelaire, puis Mallarmé, traduisirent son oeuvre et contribuèrent à la faire connaître et aimer. Baudelaire, dans son essai sur Poe de 1852, écrit ceci :


"De telles opinions, écrit Auster, donnèrent à l'Amérique l'impression croissante que Poe n'était pas vraiment un auteur américain - mais un écrivain français qui écrivait en anglais. Après tout, la majorité de ses nouvelles les plus connues se passent en Europe et ses contes policiers les plus renommés, Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée, se déroulent à Paris et leur héros, Auguste Dupin, est français."

Il faut, semble-t-il, attendre 1925, donc cinquante ans exactement après la cérémonie de Baltimore, pour qu'un autre poète du New Jersey, William Carlos Williams lui-même, le médecin de Paterson (voyez donc comme tout est encore une fois intriqué), pour affirmer le génie américain d'Edgar Poe:
"Poe ne fut pas une "anomalie naturelle", une "invention exclusivement française", venue mystérieusement à terme, comme cherchent à le présenter nos définitions tortueuses mais un génie étroitement façonné par son cadre et son temps. C'est pour ne pas perdre la face que nous lui avons fait cette légende de folie, parce que nous ne trouvions pas d'autre moyen de nous soustraire à ses exigences classiques...
C'est le Nouveau Monde, ou, pour parler plus justement, un sens nouveau de la localité qui s'affirme chez Poe ; c'est l'Amérique, la première grande explosion de l'esprit du lieu renaissant."(In the American Grain)
 Même observation chez Georges Walter, qui cite le même livre (dans une traduction légèrement différente) :
"C'est en lui [Poe] que la littérature américaine est ancrée, et en lui seul ancrée sur fonds de haute tenue."
La question du lieu, si évidente à travers le film Paterson, ne peut être détachée de la question de la poésie, de sa fonction et de sa valeur. Paul Auster, encore, pour en finir aujourd'hui :
"Tous les  poètes appartiennent à un lieu, à une langue, à une culture. Mais si la mission de la poésie est de porter sur le monde un regard neuf, de réexaminer et de redécouvrir les choses près desquelles chacun passe sans les regarder, alors il n'est pas illogique que le "lieu" du poète soit souvent inconnu à la plupart d'entre nous. Depuis un moment déjà, il regarde ce mur de briques ou cette montagne ou cette fleur et y songe bien davantage que nous ne l'avons fait - de sorte que, lorsqu'il nous en parlera, il est fort probable qu'il vienne à nous surprendre, qu'il nous donne des choses auxquelles nous n'avions pas pensé avant d'entendre ses mots - et, de fait, ses mots nous paraîtront peut-être étranges. Et peut-être devrons-nous les écouter une deuxième fois pour comprendre. Voire cent fois - ou cent ans - pour que nous puissions entendre véritablement ce qu'il dit."

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