vendredi 3 mars 2017

# 53/313 - Elle cessa de se prendre au sérieux

Ayant mis un point final à la chronique précédente, je n'avais qu'une idée en tête, me ruer à la médiathèque pour emprunter le numéro de décembre des Cahiers du cinéma, pour un article sur Jim Jarmusch mentionné dans une analyse lue sur le net, ainsi que L'île du Docteur Moreau, de HG Wells, dont  Paterson et Laura voient l'adaptation au cinéma le samedi soir. J'avais d'ailleurs déjà failli l'emprunter, et à deux reprises, le roman ayant fait l'objet avec d'autres d'une présentation sur les tables au centre de la médiathèque, sur le thème, si je me rappelle bien, de la Littérature qui guérit. De quoi L'île du Docteur Moreau pouvait-il guérir, (un petit post-it jaune avançait une proposition) là, j'avoue que je ne sais plus.

Mais les choses ne se passent pas toujours comme prévu. Je trouvai le numéro d'octobre des Cahiers avec Jarmusch en couverture, et un long entretien passionnant mené par Nicholas Elliott, mais pas le numéro de décembre. Tous les numéros récents étaient au casier, sauf celui qui m'intéressait particulièrement.


Deuxième petite déconvenue : la présentation sur les tables avait disparue, et le livre de Wells avait dû  rejoindre les rayonnages habituels. J'eusse pu aller le rechercher, mais cette absence sonnait comme un signe. Il n'y avait peut-être pas d'urgence à aller enquêter de ce côté-là. D'autant plus que sur le rayon des nouveautés, il y avait un Paul Auster, je l'ai déjà dit maintes fois, un des écrivains majeurs de la coïncidence. Il s'agit d'un recueil d'essais, de discours et de préfaces intitulé La pipe d'Oppen. Je ne l'ouvre même pas et l'embarque aussitôt. Cinq minutes plus tard, je suis dans la rue.


Ce n'est que le soir, chez moi, que je détaille le contenu. Or le quatrième texte, NIGHT ON EARTH : NEW YORK, daté de 2007, est précisément un hommage à Jim Jarmusch. Et dès la première page, on retrouve cité l'auteur des poèmes de Paterson, à savoir Ron Padgett :

"Peu de gens savent que Jim Jarmusch fut d'abord un poète et que pendant ses études à l'université de Columbia il fut l'un des rédacteurs en chef  de la revue littéraire des étudiants, la Columbia Review. Ses premières œuvres furent influencés par Ashbery, Franck O'Hara, Kenneth Koch, Ron Padgett et d'autres poètes de la New York School. S'opposant au formalisme et à la sécheresse académique qui dominaient alors la poésie américaine, plusieurs insurrections eurent lieu dans les années 1950 à travers le pays : les Beats, les poètes du Black Mountain College et la plus subversive de toutes, la bande de New York. Une nouvelle esthétique était née. La poésie n'était plus perçue comme une sombre et laborieuse quête de vérité universelle ou de perfection littéraire. Elle cessa de se prendre au sérieux et apprit à se laisser aller, à se moquer d'elle-même, à profiter des plaisirs terrestres immédiats. La notion d'art supérieur fut abandonnée au profit d'une approche caractérisée par de fréquents changements de style, d'un penchant pour le trait d'esprit et l'absurde, la discontinuité et le recyclage de la culture populaire sous toutes ses multiples formes."
Dans l'entretien des Cahiers, Jarmusch évoque sa période estudiantine. C'est pendant celle-ci qu'il avait découvert Paris, où il devait rester six mois mais il prolongea un peu son séjour :
" Je n'ai pas terminé mes cours, en partie parce que j'ai découvert la Cinémathèque française. Je me souviens que Henri Langlois nettoyait lui-même la salle entre les séances. Il me disait : "Vous avez déjà vu deux films. Vous ne pouvez pas sortir ?" "Je sais, mais je dois voir le prochain." Je lisais Nadja de Breton et je suivais les rues qu'il citait. Paris m'a ouvert les yeux. J'étais un gosse d'Akron, Ohio, qui n'avait quasiment jamais pris l'avion et n'était jamais sorti du pays. C'était stupéfiant d'être à Paris. J'avais un amour profond pour les dadaïstes et les surréalistes, ainsi que pour la littérature française. Je me suis rendu sur les tombes de tous les poètes. Paris m'a ouvert à beaucoup de choses, surtout des films."
Ici nous renouons avec un fil apparu dans les premières chroniques, la double postulation Europe-Amérique, et même plus précisément Paris-New York. Ce circuit d'échange qui les lie, les interféconde. Paul Auster lui aussi fera le voyage parisien, il en parle beaucoup dans ce recueil, avec un premier séjour à l'été 1967, puis un second à partir de février 1971, qui durera trois ans et demi, au cours duquel il nouera une profonde amitié avec le poète Jacques Dupin, dont la générosité lui permettra de survivre ces années-là.

Où l'on voit incidemment qu'il est parfois plus intéressant que les choses prennent un tournant que nous n'avions pas prévu. Les bifurcations que nous propose la vie sont souvent pleines de promesses si nous ne les dédaignons pas. C'est donc à une mini-série autour de Paul Auster que seront consacrées les billets à venir, car je suis loin d'avoir épuisé le sujet en cette seule chronique.

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