lundi 13 mars 2017

# 61/313 - A propos de Roberto Bolaño : les détectives sauvages sur la piste de la poésie

Mardi 7 mars. Je reçois ce mail de l'ami Jean-Claude :

"Tous les  poètes appartiennent à un lieu, à une langue, à une culture. Mais si la mission de la poésie est de porter sur le monde un regard neuf, de réexaminer et de redécouvrir les choses près desquelles chacun passe sans les regarder, alors il n'est pas illogique que le "lieu" du poète soit souvent inconnu à la plupart d'entre nous"



Bonjour Patrick,



Cette citation d'Auster ouvre le champ qui n'en finit pas. Et il était inévitable que "alluvions" revienne à la poésie ... qu'elle n'avait jamais tout à fait quittée : tout dépend de notre adaptation. Mais là, je l'ai vue revenir ... à chercher son lieu, son lieu ! Or tout le roman de Roberto Bolaño est consacré à ce thème. Impossible de ne pas, à cet instant inscrire la piste que Bolaño nous ouvre. Cette piste, je l'ai appelée "Le concept Cesarea". Cela ne ferme rien : il y a des traces de pas. Cela vit mais ça pratique la mort. Le lieu du poète va jusque là. (...)



En pièce jointe, un texte que je suis donc heureux d'accueillir ici. Alluvions draine aussi les mots des ami(e)s, le limon de phrases où la pensée peut germer, les éclats de moraines gonflant les poches de l'enfance. A toi Jean-Claude et, puisqu'il est pas mal question d'alcool dans cette méditation, à la bonne vôtre, comme aurait dit Yonnet !




« La poésie c’est ce qui s’arrête pour respirer, qui n’a rien nulle part, qui danse, qui te présente la musique que tu ignorais et que tu attendais, qui t’écris des discours magnifiques que l’on peut lire à haute voix, qui est efforts et rêves puis échec  et joie,  rires de fantôme, frêle embarcation  … Et qui t’évite de mourir là où tu vis : le désert. »

Le concept  Cesarea Tinajero (1)

On peut prêter à Bolaño  que ce concept prend sens au Mexique. Cesarea Tinajero,  personnage du roman de Bolaño  « Les détectives sauvages », émerge progressivement comme un des intérêts majeurs  de l’enquête-livre, tout simplement  parce-que  la poésie en est objet et dérive.  L’entêtement des insondables détectives emprunte la voie de deux récits aventureux entrecoupés d’une série d’entretiens portant témoignages. Parmi ces derniers,  « Amadeo Salvatierra » est  écrivain public. Il se pense mauvais poète, mais il est passeur (et buveur !). A la différence  de  beaucoup d’écrivains faisant référence à Cesarea Tinajero,  poétesse  mythiquement admirée,   Amadeo  Salvatierra  semble en mesure de renseigner les détectives à propos de Cesarea,  la prédécesseur du mouvement « réalisme viscéral »…

Il témoigne,  à  Mexico, janvier 1976, près du Palais de l’Inquisition : « … car je vois maintenant avec netteté dans ses mains des papiers, peut-être des lettres, mais elle ne pénètre pas dans la poste, elle traverse en direction de l’Alameda et s’arrête, on dirait qu’elle s’arrête pour respirer, ensuite elle se remet à marcher sur le même rythme, à travers les jardins, sous les arbres, et de la même manière qu’il y a des femmes qui voient le futur, moi je vois le passé, je vois le passé de Mexico, et je vois le dos de cette femme qui s’éloigne de mon rêve, et je lui dis où vas-tu, Cesarea, où vas-tu Cesarea Tinajero ? » (p 344) 

Et, « Voilà le  premier et dernier numéro de Caborca, je leur ai dit, la revue qu’a publiée Cesarae,  l’organe officiel, comme qui dirait, du réalisme viscéral. » (p 385) » Surtout, Caborca publie des traductions des surréalistes  français, Tzara, Soupault, Breton. Mais Cesarea Tinajero, traductrice et éditrice oublie de publier ses propres poèmes …

« Cesarea ne possédait rien nulle part mais il suffisait de la regarder une seconde pour comprendre que c’était une femme qui savait ce qu’elle voulait. »(… ) « Avant d’entrer je lui ai dit : je t’accompagne, Cesarea, mais ne m’oblige pas à danser, je ne sais pas et ça ne m’intéresse pas d’apprendre. Cesarea a ri et n’a rien dit. Quelle sensation, les gars, quelle quantité d’émotions. … Où est-ce que tu es passée ? ai-je pensé. Et alors je l’ai vue. Où est-ce que vous croyez qu’elle était ? Oui, sur la piste, en train de danser toute seule, quelque chose qui au jour d’aujourd’hui est devenu normal, rien d’extraordinaire, la civilisation progresse, mais qui en ce temps-là n’était pas loin d’être une provocation…. La vérité vraie c’est que oui, ça été comme si la musique avait été à m’attendre toute la vie, vingt-six ans d’attente, comme Pénélope avec Ulysse, non ? et d’un coup toutes les barrières et toutes les réticences sont devenues des choses du passé et je bougeais et je souriais et je regardais Cesarea, si jolie, qu’est-ce qu’elle dansait bien, cette femme, on voyait qu’elle avait l’habitude de le faire, si on fermait les yeux là sur la piste, on pouvait l’imaginer en train de danser chez elle, à la fin du travail, pendant qu’elle préparait son café de olla ou pendant qu’elle lisait » (p. 422)

« …assise à sa table, devant sa machine à écrire étincelante »   pour les discours (du général Diego Carvajal) qu’elle préparait ;  «… des discours magnifiques, jeunes gens, des discours qui ont fait le tour du Mexique, qui ont été reproduits dans les journaux du pays, de Monterrey et de Guadalajara, de Veracruz et de Tampico, et que nous lisions parfois à voix haute dans nos réunions de café…. » (p.425)

Avec l’assassinat du général Diego Carvajal, le message de l’écrivain public se déchire : «… ce qui revient à dire, jeunes gens, je leur ai dit, que je voyais les efforts et les rêves, tous confondus dans le même échec, et que cet échec s’appelait joie » (p. 514)

L’écrivain public, à la lucidité embuée d’alcools plus forts les uns que les autres, une fois  « sorti du marécage de la mort de mon cher général Diego Carvajal, ou de la soupe bouillante de son souvenir, une soupe immangeable et incompréhensible qui est suspendue, c’est ce que je crois, au-dessus de nos destins comme l’épée de Damoclès ou comme une réclame de tequila … »    ne pourra montrer aux détectives, en lieu et place des poèmes de Cesarea, que les dessins à énigmes enfantines de la dernière page de « Cabroca » (p. 539)

« C’était  tout ce qui restait de Cesarea, j’ai pensé, un bateau sur une mer calme, un bateau sur une mer agitée, un bateau dans la tempête. » (p. 575). De l’amas des phrases de décryptage que les détectives tentent pour défaire le mystère,  l’écrivain public retient : « … la barque de Quetzalcoal, la fièvre nocturne d’un petit garçon ou d’une petite fille, l’encéphalogramme du capitaine Achab ou l’encéphalogramme de la baleine, la surface qui est pour les requins la bouche du vaste enfer, le bateau sans voile qui peut être aussi un cercueil, le paradoxe du rectangle, le rectangle-conscience, le rectangle impossible d’Einstein (dans un univers où les rectangles sont impensables), une page d’Alfonso Reyes, la désolation de la poésie. Alors, après avoir bu ma tequila, j’ai rempli mon verre une nouvelle fois et j’ai rempli les leurs et je leur ai dit de porter un toast à Cesarea et j’ai vu leurs yeux, comme ils étaient contents ces sacrés garçons, et tous les trois nous avons levé nos verres pendant que notre petite embarcation était cinglée par la galerne » (p. 575) 

Une ultime rencontre est  encore plus  déconcertante pour Amadeo, « que va devenir ta revue ? je lui ai dit. Que va devenir le réalisme viscéral ? Elle a ri quand je lui ai posé ces questions. Je me souviens de son rire, les gars, la nuit tombait sur la D.F. et Cesarea riait comme un fantôme, comme la femme invisible qu’elle était sur le point de devenir, un rire qui m’a éteint l’âme, un rire qui me poussait à fuir de son côté et qui en même temps me donnait la certitude qu’il n’existait aucun lieu où je pourrais fuir (.…) et j’ai vu  Cesarea cheminant, mais ce n’était plus la même Cesarea que je connaissais mais une femme différente, une grosse Indienne habillée de noir sous le soleil de Sonora, et je lui ai dit ou j’ai essayé de lui dire adieu, Cesarea Tinajero, mère des réal-viscéralistes, mais je n’ai pu lancer qu’un croassement pitoyable (…) qu’un gargouillis (…) et j’ai vu de nouveau Cesarea marchant à côté de moi, décidée, résolue et courageuse comme elle l’était … (pp. 659 et suivantes) 

La poésie,  car à travers Cesarea Tinajero il n’est en définitive question que de la poésie,  « petite embarcation cinglée par la galerne » (ou pourquoi pas, par le soleil de Sonora, Mexique !) est la première partie du concept Cesarea. Il y en a une seconde. Et ce sera toujours  poésie.




Le concept  Cesarea Tinajero (2)

La poésie vit dans les déserts.

Et après celle de Cesarea Tinajero,  les déserts de Sonora sont la destination de  ses jeunes émules. Ils (les émules et  une jeune pute)  fuient la vengeance certaine d’un maquereau bien réel (mais probablement pas viscéral !)  et se mettent sur la route de Caborca, la ville où peut-être Cesarea donnera signe de vie. Pour seul « poème » vérifiable, ils cherchent une épitaphe que Cesarea aurait fait inscrire sur la tombe d’un torero. En vain !

Pourtant, « Parvenir jusqu’à  Cesarea n’a pas été difficile (…)  et on nous a conseillé d’aller aux lavoirs (…) Vue de dos, penchée sur le bassin, Cesarea n’avait rien de poétique. On aurait dit un rocher ou un éléphant. Ses fesses étaient énormes et bougeaient au rythme que ses bras, deux troncs de chêne, imprimaient au frottement et au rinçage du linge. » (p 865) Elle les emmène en sa maison.  Malheureusement pour les lecteurs que nous sommes, le narrateur,  trop fatigué, s’est endormi et ne peut donc rendre compte de  la longue  conversation que les deux jeunes poètes réal-viscéralistes ont avec Cesarea Tinajero ! Au  matin qui suit c’est le dénouement ; leur voiture tombe nez à nez avec celle de  leurs poursuivants ; des coups de feu éclatent.  « (…) mais seule Cesarea était morte. Elle avait reçu une balle dans la poitrine. » (p. 869)

Bien que le narrateur ait, à la suite,  consulté les cahiers de la poétesse, Cesarea Tinajero n’a laissé aucun message.  Il en retient trois dessins-énigmes devant répondre à la question « Qu’est ce qu’il y a derrière la fenêtre ? » 

En les protégeant de son corps, la poésie- Cesarea Tinajero  a sauvé la vie de ses émules, pauvres détectives sauvages que nous sommes parfois.


 

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