lundi 27 mars 2017

# 73/313 - Hugo / Eylau

"Eylau relevait d'une mythologie personnelle façonnée pendant mes années de pensionnat. Cette période n'est pas la plus heureuse de ma vie, cependant elle me fut pleinement profitable. J'eus pour toujours la révélation de la vraie vie, cette vie rêvée et "pleinement vécue" dont parle Proust à propos de la littérature."

Jean-Paul Kauffmann, Outre-Terre, p. 34.

Eylau fut d'abord un support de punition :  dans l'institution catholique où Kauffmann était interne, on expiait, écrit-il, par la poésie. La récitation de longs passages de poème, provenant principalement de La légende des siècles de Victor Hugo, était d'usage courant. Il assure en connaître encore des pans entiers, comme Le Cimetière d'Eylau, un morceau de bravoure de trois cents vers qui "raconte la mission impossible de l'oncle du poète, Louis, alors capitaine au 55e de ligne. Le colonel lui a donné l'ordre de  tenir à tout prix sa position.

Prenez avec vous la compagnie entière
Et faites-vous tuer - Où  ? - Dans le cimetière.
Et je lui répondis : - C'est en effet l'endroit. "

Le capitaine Hugo à Eylau (Lucien Lapeyre, 1912)

Dans l'institution où je travaille - et qui n'est pas le moins du monde catholique - je peux disposer de l'excellente édition des Œuvres complètes du poète, en dix-huit volumes reliés en cuir rouge, du Club français du livre (1970), édition dite chronologique sous la direction de Jean Massin. Au quinzième volume, figure La Légende des siècles. Je n'ai pas eu la chance d'être puni avec de la poésie, et subséquemment je ne connais rien du poème. Je le découvre, il est encore temps :
La neige en cette nuit flottait comme un duvet,
Et l’on s’exterminait, ma foi, comme on pouvait.
On faisait de son mieux. Pensif, dans les décombres,
Je voyais mes soldats rôder comme des ombres ;
Spectres le long du mur rangés en espalier ;
Et ce champ me faisait un effet singulier,
Des cadavres dessous et dessus des fantômes.
C'est l'oncle Louis qui est sensé raconter sa bataille aux frères aînés de Victor, "écoliers éblouis", tandis qu'il lui demande de jouer, le jugeant trop petit pour comprendre. Mais Victor écoute cependant. Or, ce fragment de La Légende est datée du 28 février 1874, Hugo a alors 72 ans, et il est bien loin le petit enfant. Cet effet singulier - ces cadavres dessous et ces fantômes dessus - c'est lui bien sûr qui y songe, qui se projette en imagination dans l'infernale tuerie.

A ce stade, je suis allé voir dans ce livre prodigieux, énorme, torrentiel, polémique, contesté et contestable, qui est Le XIXe siècle à travers les âges, de Philippe Muray, près de sept cents pages dont je ne risquerai aucun résumé : qu'il suffise pour l'instant de savoir que Hugo y est scruté avec l'attention forcenée d'un entomologiste. Je plonge dans l’œuvre à l'intuition, au souvenir (ma lecture remonte à mars 2000), et me voilà, page 559, au chapitre III, Catabases (autrement dit la descente au monde souterrain des morts, aux Enfers),  où Muray écrit qu'il a en ce moment sous les yeux un volume intitulé Le Livre des mères et des enfants, et il précise qu'en le parcourant, "on se rend tout de suite compte de quelque chose que je ne cesse de suggérer : que les fantômes des enfants captivaient Hugo bien davantage, évidemment, que les enfants eux-mêmes...


                          "Doux fantômes ! c'est là quand je rêve dans l'ombre,
                          Qu'ils viennent tour à tour m'entendre et me parler."
                         "Mon âme est une sœur pour ces ombres si belles.
                          La vie et le tombeau pour nous n'ont plus de loi."

Les soldats dans le cimetière d'Eylau sont aux aussi, comme des enfants, des spectres, des fantômes. Les mêmes mots d'ombre et de tombeau surgissent sous la plume d'Hugo. Et il n'est pas étonnant, alors, de trouver comme personnage récurrent le jeune tambour :
— Votre tambour est-il brave ? — Comme Barra.
— Bien. Qu’il batte la charge au hasard et dans l’ombre,
Il faut avoir le bruit quand on n’a pas le nombre.
Et je dis au gamin : — Entends-tu, gamin ? — Oui,
Mon capitaine, dit l’enfant, presque enfoui
Sous le givre et la neige, et riant. (...)
C'est Gavroche encore qui ressuscite ici, mais un Gavroche qui survivra cette fois à la mitraille.
Nous luttions. C’est le sort des hommes et du blé
D’être fauchés sans voir la faulx. Un petit nombre
De fantômes rôdait encor dans la pénombre ;
Mon gamin de tambour continuait son bruit ;
Nous tirions par-dessus le mur presque détruit.
Mes enfants, vous avez un jardin ; la mitraille
Était sur nous, gardiens de cette âpre muraille,
Comme vous sur les fleurs avec votre arrosoir.
N'oublions pas, c'est l'oncle qui parle aux frères de Victor, lequel ne craint guère de se répéter, avec ces soldats fantômes qui rôdent encore dans la pénombre.
Soudain le feu cessa, la nuit sembla moins noire.
Et l’on criait : Victoire ! et je criai : Victoire !
J’aperçus des clartés qui s’approchaient de nous.
Sanglant, sur une main et sur les deux genoux
Je me traînai ; je dis : — Voyons où nous en sommes.
J’ajoutai : — Debout, tous ! Et je comptai mes hommes.
— Présent ! dit le sergent. — Présent ! dit le gamin.
Je vis mon colonel venir, l’épée en main.
— Par qui donc la bataille a-t-elle été gagnée ?
— Par vous, dit-il. — La neige était de sang baignée.
Il reprit : — C’est bien vous, Hugo ? c’est votre voix ?
— Oui. — Combien de vivants êtes-vous ici ? — Trois.
Sur ce chiffre finit le poème.

 

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