lundi 20 mars 2017

# 67/313 - Grief de ne peindre que le petit

"On m'a fait un jour grief de ne peindre que le petit et de ne montrer jamais que des hommes ordinaires. Si cela est vrai, je suis aujourd’hui en mesure d'offrir au lecteur des choses encore plus petites et plus insignifiantes, toutes sortes d'amusettes pour de jeunes cœurs."

Adalbert Stifter (Préface à Cristal de roche)

Et Stifter tient parole : dans les trois nouvelles qu'il préface ainsi, comme elle est grande la place dévolue au petit ! Les principaux protagonistes (difficile de parler de héros) sont des enfants, l'action se déroule dans des vallées à l'écart du fracas de l'Histoire, l'accent est mis sur la rotation éternelle des saisons, le cycle ininterrompu des travaux et des jours plus que sur l’Événement qui vient briser cette continuité. L'écrivain tient d'ailleurs à donner son point de vue sur ce qu'il s'agit de tenir pour grand ou petit, point de vue "qui diffère très probablement, écrit-il, de celui de nombre de gens." 

"Le souffle de l'air, la croissance des céréales, le balancement de la mer, le verdoiement de la terre, l'éclat du ciel, le scintillement des étoiles, voilà ce que je tiens pour grand : l'orage qui gronde majestueusement, la foudre qui s'abat sur les maisons, la tempête qui soulève les flots, la montagne qui crache le feu, le tremblement de terre qui ravage des contrées entières, ce sont là des phénomènes qui ne me paraissent pas plus grands que ceux évoqués précédemment, je dirais même que je les tiens pour plus petits parce qu'ils ne sont que les conséquences de lois qui les dépassent. (...) La force qui fait monter le lait dans le pot d'une pauvre femme est la même que celle qui fait cracher le feu à la montagne et couler la lave sur ses flancs." [C'est moi qui souligne]
Ces phénomènes sont seulement plus spectaculaires, poursuit Stifter, et donc plus aptes à capter le regard de l'homme non averti et inattentif, mais pour l'homme averti (que Stifter désigne comme chercheur, ce qui me fait penser à Zétès, le pseudonyme de Pascal Quignard, en grec, "celui qui cherche"), pour cet homme à l'écoute du monde chaque jour que Dieu fait, le bonheur de la découverte, de la jouissance des choses même les plus communes, est constant ; ceci s'exprime aussi dans la peinture de Stifter, et l'exemple le plus éloquent est peut-être ce tableau  intitulé Le Mouvement, qui cherche à saisir le ruissellement de l'eau vive d'un ruisseau de montagne et qui lui coûta, paraît-il, près de 1 200 heures de travail.

Adalbert Stifter, Le Mouvement, 1858-1862.
Cette notion de mouvement, on la retrouve dans la description de la loi d'équité que Stifter considère comme "la seule loi universelle, la seule créatrice et illimitée", visible dans la plus petite chaumière et dans le plus grand palais, dans l'abnégation d'une pauvre femme et dans le mépris de la mort chez le héros qui se sacrifie : "Il y a eu dans l'histoire des mouvements qui ont orienté les esprits dans une certaine direction, vers un but dont la poursuite a modelé peu à peu la physionomie de toute une époque. [...] Mais si la notion d'équité, autrement dit la loi morale, est absente de ces mouvements, si ceux -ci sont orientés vers des fins unilatérales et égoïstes, ce même chercheur, aussi puissants et grandioses que soient ces mouvements, s'en détournera pourtant, écœuré, les considérant comme quelque chose de petit, comme quelque chose qui est indigne de l'homme."
Et sans doute en nous-mêmes se lèvera un sourire devant un tel discours qui fleure bon un idéalisme si peu dans l'air du temps, contaminé qu'il est par les particules fines de la dérision et du cynisme ; mais qui n'éprouve pas au fond de lui-même une sorte de nostalgie de cette noblesse du coeur balayant tous les intérêts particuliers ?  Et ne pouvons-nous pas partager la vision de Stifter affirmant que "la loi morale trouve son centre de gravité le plus sûr dans les actions ordinaires et quotidiennes et inlassablement répétées des hommes, car ce sont là les actions durables, les actions fondatrices, en quelque sorte les millions de radicelles de l'arbre de vie." ?

Après tout, n'est-ce pas la vision de Jim Jarmusch dans Paterson ? La poésie du chauffeur de bus qui vient manger sa gamelle en solitaire devant les Great Falls de la ville entre en harmonique avec celle de l'écrivain autrichien aimant à peindre et à décrire les torrents montagnards où les enfants prélèvent du sable avec leurs petites pelles, qu'ils lavent et rincent soigneusement, pour découvrir enfin les lamelles de mica "et les grains de fines particules de roche d'un blanc de neige." Tous les deux sont des orpailleurs du quotidien.


Adalbert Stifter, Wasserfall im Hochgebirge, 1833


2 commentaires:

sylvie Durbec a dit…

Merci encore une fois.
J'ignorais le Stifter peintre.
Mais ce bonheur, cette nécessité du petit et de son observation n'empêchent pas le déses poir. On pense aussi à Walser, à Soutter, à tous les grands solitaires tendus vers le minuscule de l'existence sans doute pour apaiser l'inquiétude devant la quelle ils se retrouvaient, sommés de répondre par de grands mots et de grands discours, dans un monde qui cache souvent son vide derrière de grandes machines.

Patrick Bléron a dit…

Tu as raison, bien sûr, Sylvie, la nécessité du petit et de son observation (je n'ai guère parlé de bonheur)n'empêche pas le désespoir D'ailleurs Stifter lui-même, atteint d'une maladie incurable, ne s'est-il pas suicidé ? Se tranchant la gorge avec son rasoir. Lui aussi finalement grand solitaire, malheureux dans son ménage avec Amalia Mohaupt. Je lis ceci dans un article de Mathieu Lindon sur La description du malheur de Sebald : "Etudiant l’érotisme stiftérien, Sebald, qui rapproche, au fil des essais de la Description du malheur, tantôt Stifter de Kafka et tantôt de Peter Handke, en arrive à expliquer le suicide de l’écrivain marié d’une manière assez extravagante : «Il est alors logique qu’Amalie Stifter ait survécu à son mari et que celui-ci n’ait pu réaliser sa nostalgie de célibat qu’en attentant à ses jours.»
Un peu plus haut,Lindon rapporte ce passage éclairant à la fois sur Stifter et sur Sebald lui-même : "Pour l’auteur des Emigrants, «la mélancolie, autrement dit la réflexion que l’on porte sur le malheur qui s’accomplit, n’a rien de commun avec une aspiration à la mort. Elle est une forme de résistance. Et au niveau de l’art, éminemment, sa fonction n’a rien d’une simple réaction épidermique, ni rien de réactionnaire. Quand, le regard fixe, elle passe encore une fois en revue les raisons pour lesquelles on a pu en arriver là, il s’avère que les forces qui animent le désespoir et celles qui animent la cognition sont des énergies identiques. La description du malheur inclut la possibilité de son dépassement».