samedi 18 mars 2017

# 66/313 - Cristal de roche

Der Königsee mit dem Watzmann, 1837, Vienne, Österreichische Galerie.
Encore un paysage de montagne. Mais celui-ci, représentant un massif bavarois, n'est ni de la main de Caspar David Friedrich, ni de celle d'Otto Dix : le peintre ici est Adalbert Stifter (1805-1868), plus connu comme étant l'un des plus grands prosateurs autrichiens. Né à Oberplan (actuellement Horní Planá), en Bohême méridionale, il quitta son pays natal en 1818 pour aller étudier, d'abord à l'abbaye bénédictine de Kremsmünster, puis à l'université de Vienne.

Cette transition aisée avec les articles précédents est en réalité fallacieuse. Car je voulais évoquer Stifter bien avant de dériver sur le sphinx d'Otto Dix et ses peintures de paysage. L'attracteur étrange, comme bien souvent, a court-circuité les filaments et, comme dans ces polars où deux intrigues a priori disjointes finissent par se boucler l'une sur l'autre, voici que les thèmes surgis de l'enquête sur Paul Auster convergent avec des lectures marquantes sans lien au départ. Stifter était encore, voici un mois, un auteur inconnu pour moi. C'est mon ami Jean-Claude Pardou (un peintre, soit dit en passant) qui m'a prêté ce petit volume de nouvelles intitulé Cristal de roche, traduit par Bernard Kreiss, publié chez Jacqueline Chambon en 1995.






Jean-Claude me l'avait chaudement recommandé, mais il me fallait en juger par moi-même. Et je dois dire qu'au début de ma lecture, je ne vis rien de bien enthousiasmant : "Notre église célèbre différentes fêtes qui parlent au cœur. On a peine à imaginer quelque chose de plus touchant que Pentecôte, de plus grave et de plus sacré que Pâques. La tristesse et la mélancolie de la semaine sainte et la solennité du dimanche qui la conclut nous accompagnent tout au long de la vie." Cet incipit, qui donne le la de l'esprit très religieux qui plane sur le texte, ne séduit pas forcément d'emblée un agnostique tel que moi. Et Stifter prend son temps, décrivant avec soin la vallée retirée et les montagnes qui l'enserrent, avec des phrases souvent longues, s'étirant sans heurt comme des panoramas paisibles. Il faut ainsi attendre dix-huit pages pour voir paraître sous leurs noms Conrad et Susanna, les deux enfants, frère et soeur, dont l'aventure va constituer le noeud de la nouvelle. La veille de Noël, les voilà partis rendre visite à leurs grands-parents qui habitent dans la vallée voisine de Millsdorf. Brève visite, car les journées sont courtes en hiver, et la grand-mère les renvoie vite, chargés de victuailles et de friandises dans les poches et la gibecière de l'aîné : il faut repasser le col et revenir à la maison avant la nuit. Mais la neige tombe abondamment, effaçant les repères habituels et les enfants s'égarent dans la montagne. Je ne pense pas spoiler la nouvelle en révélant maintenant qu'ils échapperont à la mort, bien qu'ayant passé la nuit sur le glacier, car l'intérêt de l’œuvre n'est guère dans ce suspense. Il est d'abord dans l'admirable description de la montagne :"Une mer immense, bordée au loin de rochers noirs, les lames de glace se gonflant et se soulevant pesamment, par vagues successives, roulant des flots pétrifiés à la rencontre des enfants. Ils virent d'innombrables lignes bleues qui serpentaient à travers le blanc. Aux endroits où les blocs semblaient s'être fracassés les uns contre les autres se distinguaient des lignes, blanches, celles-ci, comme des chemins s'ouvrant entre les masses disloquées." Il est ensuite dans l'intense émotion qui vous étreint lorsque les enfants retrouvent les habitants du village lancés à leur recherche. J'avais les yeux embués, je l'avoue volontiers. Il y avait très longtemps, je crois, qu'une œuvre littéraire ne m'avait pas ému à ce point.

En même temps cette émotion était mystérieuse, car je me demandais ce qui l'avait commandée. Car Stifter n'use d'aucune ficelle facile. Pas de dramatisation dans cette errance nocturne des enfants. Stoïques, courageux, attentifs l'un à l'autre, Stifter ne s'attarde pas sur leurs états d'âme. Régulièrement, Conrad fait le point et suggère une solution, et chaque fois, Susanna approuve son frère : "Oui, Conrad", dit la fillette." Phrase répétée vingt fois. Pas de larmes, de détresse visible. L'espoir demeure toujours : "Le garçon fit part de son idée à la petite sœur, et celle-ci lui emboîta le pas.
Mais le chemin menant au pas [au col] demeura, lui aussi, introuvable."

 Et la découverte des deux autres nouvelles du recueil, portant comme titres des noms de roches, Granite et Mica blanc, ne fit que confirmer la puissance émotionnelle de cette première histoire. Là encore, des enfants sont au centre du récit. Là encore, c'est la confrontation avec la splendeur et les périls du monde naturel environnant qui provoque les chocs émotifs si singuliers de cette écriture.

La préface de Stifter, rédigée à l'automne 1852, donne quelques clés de sa poétique. Elle n'est pas sans lien avec des thèmes entrevus ici, depuis Paterson. Demain, nous verrons tout cela.

Caspar David Friedrich - Le Watzmann (1824-1825), Alte Nationalgalerie, Berlin*
* Wikipedia : "Le tableau a appartenu après 1832 au sénateur Carl Friedrich Pogge de Greifswald, puis, plus tard, par héritage, à Adolf Gustav Barthold Georg von Pressentin (1814–1879) de Rostock. Après la mort de ce dernier, il est devenu la propriété du collectionneur d'art juif Martin Brunn de Berlin, qui, sous la pression nazie, a été contraint de le vendre pour 25 000 reichsmarks à la Nationalgalerie afin de pouvoir financer la fuite de sa famille aux États-Unis. Hitler accorda 10 000 marks pour le tableau dans l'intention de l'exposer à son domicile sur l'Obersalzberg près de Berchtesgaden, à proximité du massif du Watzmann, mais l'État considéra le produit de la vente comme le soi-disant « Prélèvement sur le patrimoine juif » ((de)Judenvermögensabgabe)6. En 2002 la Fondation Preußischer Kulturbesitz s'entendit avec les héritiers ; la DeKaBank a acheté le tableau par l'intermédiaire de la Fondation artistique des Länder ((de)Kulturstiftung der Länder) à un prix légalement inférieur à celui du marché et l'a mis à disposition de la Nationalgalerie de Berlin sous forme d'un prêt de longue durée7."

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