vendredi 24 mars 2017

# 71/313 - Du désastre et des graphes

Que d'amour traqué ici ! L'écriture des lichens
       dans une langue inconnue sur ces tuiles
qui sont les pierres tombales du ghetto de l'archipel,
       pierres effondrées et dressées. -
La masure reluit
de tous ceux qu'une certaine vague, qu'une certaine 
      brise ont 
mené jusqu'ici, jusqu'à leur destinée.

Tomas Tranströmer, Baltiques VI, Poésie/Gallimard, 2004, p. 206

Lord Royston, traducteur de la Cassandre de Lycophron, englouti dans les eaux de la Baltique, près du champ de bataille d'Eylau, tragique et crépusculaire, que vient arpenter deux cents ans plus tard Jean-Paul Kauffmann, ancien otage au Liban, ravi aux siens pendant trois ans. Qu'est-ce que la coïncidence cherche à nous dire ? Quoi de commun entre l'obscur poète grec et l'écrivain d'aujourd'hui ?

Réponse : le désastre.

Cassandre annonce le désastre : A sa mère grosse de Pâris, elle prédit que le fruit de sa chair causera la perte de Troie.  A Pâris, elle prédit que son voyage à Sparte le conduira à l'enlèvement d'Hélène  et causera la perte de Troie. Lorsque Pâris ramène Hélène à Troie, elle prédit seule le malheur et la perte de Troie. Nul ne la croit. Et Troie sombrera.

Jean-Paul Kauffmann, en épigraphe de son livre, cite Sainte-Beuve : "Après les miracles d'Austerlitz et d'Iéna, ne le voit-on pas pousser à bout la Fortune et vouloir absolument lui faire rendre ce qu'elle ne peut donner [...]. C'est ce qui parut à Eylau ; et du haut de ce cimetière ensanglanté, sous ce climat d'airain, Napoléon, pour la première fois averti, put avoir comme une vision de l'avenir. Le futur désastre de Russie était là, sous ses yeux, en abrégé, dans une prophétique perspective." (Causerie du lundi, I)

Incipit d'Outre-Terre : "Le 7 février 2007, la famille Kauffmann a débarqué à Kaliningrad, lourdement équipée pour affronter l'hiver russe." Observez la récurrence du sept. Ce nombre sous l'égide duquel nous nous tenons depuis le 1er janvier. L'idée du voyage vient de loin, dix ans plus tôt, en 1997, Kauffmann lance : "Dans dix ans aura lieu l'anniversaire de la bataille d'Eylau. Ce serait amusant de nous y retrouver le 8 février 1807." Un blanc a suivi. Pas sûr que tout le monde ait trouvé cela amusant. Mais "l'idée joyeuse d'un voyage à quatre finit par l'emporter."
Pour l'auteur, c'est un second voyage. Un premier reportage avait eu lieu en juin 1991, peu de temps avant la chute de l'URSS, dans cette Kaliningrad, ancienne Königsberg, autrefois capitale de la Prusse-Orientale : "Conquise par l'Armée rouge en avril 1945, elle fut placée sous domination soviétique après la conférence de Postdam puis annexée par Staline. Allemande depuis sept siècles, cette enclave, considérée par le dirigeant communiste comme un tribut de guerre, dédommageait l'URSS des énormes pertes humaines et des destructions perpétrées par l'Allemagne nazie."

Königsberg, ce nom, dit-il, le faisait rêver : "Kant y était né, Hannah Arendt, l'auteur de De l'humanité dans de sombres temps, y avait passé une partie de sa jeunesse." Et puis il y avait l'énigme des sept ponts. Un casse-tête mathématique qui donna naissance à la théorie des graphes. En 1736, l'éminent mathématicien Leonhard Euler fit halte à Königsberg, alors divisée en quatre parties reliées par sept ponts enjambant la rivière Pregel.


Euler formulait la question ainsi : "À Koenigsberg, en Poméranie, il y a une île appelée Kneiphof; le fleuve qui l'entoure se divise en deux bras, sur lesquels sont jetés les sept ponts a, b, c, d, e, f, g. Cela posé, peut-on arranger son parcours de telle sorte que l'on passe sur chaque pont, et que l'on ne puisse y passer qu'une seule fois? Cela semble possible, disent les uns, impossible, disent les autres; cependant personne n'a la certitude de son sentiment."

Voici un schéma simplifié de la disposition des ponts dans la ville :

Extrait d'Edouard Lucas, Récréations mathématiques, BnF 
Un degré d'abstraction supplémentaire et nous arrivons au graphe :

Cette figure est extraite de l'excellent site du Mathouriste, où je vous invite à vous rendre si vous voulez  savoir le détail de la démonstration, car oui, il est impossible de parcourir la ville en n'empruntant qu'une seule fois chacun des ponts. Par ailleurs, l'auteur est allé sur place, vérifiant que la guerre a détruit une partie des ponts de Königsberg (Kaliningrad a actuellement six ponts).

Il note par exemple  - nous demeurons dans la thématique du désastre - que les ponts b et d ont été détruits pendant la guerre, mais que "le tas de ruines qu'était devenu l'île ne doit pas qu'aux combats acharnés lors de l'assaut Soviétique d'Avril 1945; les pires dégâts furent, assez étrangement, l'œuvre des bombardements de la Royal Air Force britannique en 1944, alors que le centre-ville ne semblait pas recéler d'objectif militaire essentiel. Les forts situés en périphérie, concentrant troupes, commandement et matériels furent plutôt moins touchés..."

Il signale aussi que le pont qui relie les îles, le Honig Brücke, lui, "n'a pas changé, conservant son aspect de pont ancien. Il n'est utilisé que par les piétons qui se rendent au parc ou à la Cathédrale, et quelques véhicules de service. Une coutume locale, sans doute récente, veut que les jeunes fiancés ou mariés viennent y sceller symboliquement leur union, d'un cadenas gravé à leurs noms qu'ils accrochent sur le parapet métallique, avant de jeter la clé dans la Pregel. La même pratique existe un peu plus au Nord, à Klaipeda (Lituanie), où le bonheur est promis à ceux qui franchiront les sept ponts de la ville! (Hasard? Symbolique usuelle du 7 ?)."

Or Klaipeda, je le rappelle, n'est autre que l'ancienne Memel allemande, près de laquelle Lord Royston trouva la mort.


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