Je ne peux plus reculer : comme
L'Halbrane de Jules Verne, me voici face au sphinx, et ce sphinx est ce massif de langage énigmatique qu'est
Alexandra, alias
Cassandre, cette ultime tragédie grecque écrite par
Lycophron, poète si impénétrable déjà en son temps qu'on le surnomma l'Obscur. Il se trouve que cet antique écrit a bouleversé deux poètes en leur temps de jeunesse, a irrigué leurs premières œuvres, et puis a continué en eux un parcours souterrain avant la résurgence près de quarante ans plus tard, en 2010, presque simultanément, d'un côté et de l'autre de l'Atlantique, dans un roman et un ensemble d'essais. Sept ans plus tard, me voici au pied du mur, sans aucune compétence en grec ancien ou en anglais, bien décidé pourtant à interroger l'énigme, même si cette quête est au fond vouée à l'échec.
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Cassandre et Corto Maltese. Hugo Pratt, La Maison dorée de Samarkand, Casterman, 1986, p. 16 |
"Le futur lui tombe des lèvres au présent, chaque événement tel qu'il se produira, et son destin est de n'être jamais crue. Folle, la fille de Priam ; "les cris de cet oiseau de mauvaise augure " dont les "...sounds of woe / Burst dreadful, as she chewed the laurel leaf, / And ever and anon, like the black Sphinx, / Poured the full tide of enigmatic song", (La Cassandre de Lycophron, dans la traduction de Royston, 1806)." (Paul Auster, L'invention de la solitude, p. 154)
Un appel de note mentionne la traduction par
Pascal Quignard de ce même passage : "Cri improférable / de sa gorge brilla, mâcheuse de laurier, surgissait un langage / mimant si près la voix sonore, répétant la voix / dont la question étreint - celle d'un sphinx : assombrissant."
Ce court extrait donne déjà une idée de la complexité de l'écriture. "
Dans ce poème dense, déconcertant, rien n'est jamais donné, écrit Paul Auster,
tout devient référence à autre chose. On se perd rapidement dans le labyrinthe de ces associations, et pourtant on continue à le parcourir, mû par la force de la voix de Cassandre. Le poème est un déluge verbal, soufflant le feu, dévoré par le feu, qui s'oblitère aux limites du sens." C'est dans la traduction française de Pascal Quignard (qu'il nomme Q. dans le livre), publiée au Mercure de France en 1971, que l'écrivain américain a découvert Lycophron.
"Trois ans plus tard, précise-t-il,
rencontrant Q. dans un café de la rue de Condé, il lui a demandé s'il en existait à sa connaissance une version anglaise. Q. lui-même ne lisait ni ne parlait l'anglais mais, oui, il l'avait entendu dire, d'un certain Lord Royston, au début du XIXe siècle. Dès son retour à New York, pendant l'été 74, A. s'est rendu à la bibliothèque de Columbia University pour rechercher ce livre. A sa grande surprise, il l'a trouvé. Cassandre, traduit du grec original de Lycophron et illustré de notes
; Cambridge, 1806."
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La version trouvée sur Google Books provient aussi de Columbia University |
Ce qui est étonnant là encore, c'est que cette traduction extraordinairement difficile est l’œuvre d'un jeune poète :
Philip Yorke Royston était encore étudiant à Cambridge lorsqu'il l'a terminée. Il partit ensuite en voyage en Scandinavie puis dans l'Empire russe, écrivant de nombreuses lettres à son père publiées plus tard, avant de périr dans un naufrage en mer Baltique le 7 avril 1808. Il allait fêter ses vingt-quatre ans le mois suivant.
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