jeudi 9 mars 2017

# 58/313 - Ici

“Life has a flair for rhyming events". 
Benjamin Franklin

C'est donc dans son premier livre, L'invention de la solitude, publié en 1982, que Paul Auster évoque Lycophron, et son traducteur français, Pascal Quignard. Je l'avais lu en février 1995, et il m'avait laissé une profonde impression, surtout la deuxième partie, mi-essai mi autobiographie, intitulée Le Livre de la Mémoire. Et, avant même de le voir cité dans l'article du Monde évoqué au billet précédent, j'avais prévu d'en reparler ici à l'occasion d'une chronique sur un chef d’œuvre de la bande dessinée récemment découvert, Ici, de Richard Mac Guire.

C'est mon ami Bertrand qui m'a aiguillé vers Ici. Un soir, je lui avais vanté Otto de Marc-Antoine Mathieu, et il m'avait en retour conseillé cet album, sauf qu'il ne se souvenait plus du titre ni de l'auteur. Il me promit alors de m'envoyer les références.


Plusieurs semaines passèrent. Et c'est un jour de février où je me promenais à Bourges avec les enfants que je reçus par sms les fameuses références. Je franchissais juste la porte de la Fnac (G. voulait y acheter un drone) ; comme j'avais déjà mon quota de bouquins, étant passé auparavant à la belle librairie de La Poterne, en haut de la rue Moyenne, je ne pensais pas me charger davantage en littérature. Mais le sms reçu juste à cet instant me fut comme une injonction : je trouvai l'album sans peine et, faisant une confiance aveugle au jugement de Bertrand, ne le sortit même pas de son emballage de plastique pour le feuilleter. Nous ressortîmes avec Ici (et un drone).

Cette bande dessinée de 300 pages est un enchantement. Comme son titre l'indique sobrement, c'est l'histoire d'un lieu, vu toujours sous le même angle, au départ celui d'une pièce d'une maison, un salon banal avec sa fenêtre, sa cheminée, ses murs et la lumière qui le traverse. Dans le coin supérieur gauche, l'indication d'une année, la première est 2014, année de la parution du livre. Mais la double page suivante déjà nous propulse en 1957, année de naissance du petit Richard Mac Guire, dans le New Jersey, à Perth Amboy (et déjà s'affiche un point commun avec Paul Auster, né dix ans plus tôt en 1947 dans le même New Jersey, à Newark). Commencent alors des sauts temporels, en avant ou en arrière.


Puis, très vite, nous allons avoir des fenêtres à l'intérieur de ce cadre immuable, ouvertures sur un temps autre, antérieur parfois à la construction même de la maison, fenêtres qui peuvent proliférer comme des pop-up sur une page web, mêler les temps, produisant d'étranges assonances entre les gestes et les faits appartenant à des périodes disjointes.


Thierry Groensteen, dans une excellente analyse sur son site, montre comment l'auteur est obsédé par la "nature cyclique des affaires humaines", en mettant en scène la répétition des gestes du quotidien, mais aussi "des événements qui se répondent à distance. Événements qui sont, les uns insignifiants, comme le passage récurrent d’animaux dans le champ (dinosaures, bisons, vaches, oiseaux et autres biches), marchant sans le savoir dans les traces les uns des autres, ou dramatiques, comme les catastrophes successives qui frappent la maison construite en 1907 : un incendie en 1996, un cambriolage l’année suivante, un effondrement partiel en 2015 et une inondation en 2111. Comme le dit Benjamin Franklin (en 1755) : « La vie a le don de faire rimer les événements »."


Le célèbre savant et homme politique, l'un des pères fondateurs des Etats-Unis, est ici présent parce que Richard Mac Guire a découvert que son fils, William Franklin, ancien gouverneur du New Jersey, avait habité la maison en face  de celle de ses parents, cette maison même dont il s'inspire pour son oeuvre.

Mais c'est cette citation  « La vie a le don de faire rimer les événements » qui m'a aussitôt rappelé L'invention de la solitude, malgré les vingt-deux ans qui me séparaient de la première lecture. J'ai vite retrouvé le passage car je l'avais à l'époque souligné au feutre :

"Le langage n’est pas la vérité. Il est notre manière d’exister dans l’univers. Jouer avec les mots c’est simplement examiner les modes de fonctionnement de l’esprit, refléter une particule de l’univers telle que l’esprit la perçoit. De même, l’univers n’est pas seulement la somme de ce qu’il contient. Il est le réseau infiniment complexe des relations entre les choses. De même que les mots, les choses ne prennent un sens que les unes par rapport aux autres. « Deux visages semblables, écrit Pascal, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance. » Ces visages riment pour l’œil, juste comme deux mots peuvent rimer pour l’oreille. Poussant un peu plus loin, A. irait jusqu’à soutenir que les événements d’une vie peuvent aussi rimer entre eux. Un jeune homme loue une chambre à Paris et puis découvre que son père s'est caché dans la même chambre pendant la guerre. Si l'on considère séparément ces deux faits, il n'y a pas grand  chose à en dire. Mais la rime qu'ils produisent quand on les voit ensemble modifie la réalité de chacun d'eux.  De même que deux objets matériels, si on les rapproche l’un de l’autre, dégagent des forces électromagnétiques [...], ainsi la rime advenue entre deux (ou plusieurs) événements établit un contact dans l’univers, une synapse de plus à acheminer dans le grand plein de l’expérience." (I.S, p. 195-196, c'est moi qui souligne)
A aucun moment, Paul Auster ne cite Benjamin Franklin, alors que beaucoup d'autres auteurs, comme ici Pascal, sont sollicités.
Mais la même année 1982, où est publié L'invention de la solitude, il est aussi l'auteur du roman policier Fausse Balle (titre original : Squeeze Play), sous le pseudonyme de Paul Benjamin.
Personnage de Paul Benjamin que l'on retrouve dans le film Smoke.
La rime ici doit s'entendre autour de la relation père-fils. C'est ce que nous verrons au prochain épisode.

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