mardi 14 mars 2017

# 62/313 - Sache que je suis Bertrand de Born

"C'est au printemps 1967 que je lui ai serré la main pour la première fois."

Incipit d'Invisible, le roman de Paul Auster paru en France en 2010 et que j'ai donc lu ces derniers jours. Un roman bien dans la veine de ceux que je connaissais, avec une apparence de thriller, un meurtre, des disparitions, bref à peu près les ingrédients d'un polar sauf qu'il ne s'agit pas d'un polar. Et dieu sait que je n'ai rien contre le polar, car il en est d'excellents, qui vont chercher loin parfois dans la compréhension de l'humain et la contemplation de ses abîmes. Non il ne s'agit pas de polar ni de roman policier parce qu'en général, dans ce genre-là, les questions ouvertes lors de l'intrigue, aussi complexes et embrouillées puissent-elles être, trouvent solution au terme de l'ouvrage. L'habileté du détective, son intelligence, son intuition viennent à bout de tous les obstacles, même s'il y laisse parfois, et même souvent, quelques plumes.
Dans un roman d'Auster, vous pouvez être certains a contrario que les questions resteront béantes. Que le dernier mot ne sera pas posé, qu'aucune conclusion ne pourra jaillir.

"C'est Walker, dis-je, me rendant compte que j'avais négligé de me présenter quand nous nous sommes serré la main. Adam Walker." (p. 13)

Adam Walker. Les noms ne sont jamais anodins chez Auster. On voit bien tout de suite la proximité phonique et littérale : Paul/Adam, deux prénoms de quatre lettres ; Walker/Auster, six lettres, deux syllabes, même finale. Logique pour un narrateur qui est une sorte de double de l'auteur, même si son destin tragique n'a rien à voir avec sa propre trajectoire.

Mais pour moi, dans le cadre de cette chronique au long cours, c'est à un autre nom que cet Adam Walker faisait furieusement penser : Adam Driver, l'acteur de Paterson, le film de Jarmusch.


Adam Driver, bus driver dans Paterson : il y avait déjà dans le choix de Jarmusch une malice sans doute fortuite, mais amusante (il n'a bien sûr pas choisi l'acteur sur son nom mais pour un film qui joue aussi sur la synonymie du nom du personnage et du nom de la ville, c'était formidablement cohérent). Driver/Walker, le conducteur/le marcheur : ce sont aussi deux noms pour l'homo viator, l'homme qui chemine et pérégrine (j'emprunte cette notion à Jérôme Baschet, L'iconographie médiévale, Gallimard, 2008, p. 77).  Dans l'oeuvre d'Auster, cela se traduit souvent par la filature. Cette déambulation dans la ville sur les traces d'un individu sur lequel un client veut avoir des renseignements.  "Cette filature est présente, écrit Bertrand Gervais*, dans les trois romans de la Trilogie newyorkaise, dans le roman policier Fausse balle, écrit sous le pseudonyme Paul Benjamin, dans Le voyage d’Anna Blume, où l’héroïne est partie à la recherche de son frère dans une ville post-apocalyptique, et bien entendu dans Léviathan, où enquête de police et rédaction d’un récit à caractère biographique se complètent." Le même poursuit en convoquant les thèmes, qui nous sont bien familiers, de rimes et de coïncidences :

Dans ce dernier roman, la figure de Maria Turner s’impose comme l’expression même du travail de filature en tant que rapport au monde et modalité de description. Cette Maria, artiste en herbe dont les faits d’armes sont inspirés de la carrière de l’artiste française Sophie Calle, elle-même très proche des préoccupations de Paul Auster, construit son art à partir de coïncidences. Maria suit, nous explique le narrateur de Léviathan, « des inconnus dans la rue, choisissant quelqu’un au hasard quand elle [sort] de chez elle le matin et laissant ce choix déterminer où elle [ira] pendant le reste de la journée. » Et le soir, elle s’assoit à sa table de travail pour tenter de se représenter leur vie et leur invente une biographie imaginaire. Elle trouve un carnet et, à partir des adresses fournies, entreprend de reconstruire la vie de son propriétaire. C’est dire qu’elle trouve dans le quotidien, dans les faits de tous les jours, des occasions d’amorcer un processus de narrativisation, transformant le banal en récit. Comme Paul Auster, elle se tient prête, le stylo à la main, à noter les rimes du monde, quitte à leur donner un coup de pouce, en forçant les rapprochements.

"Je pensais ne jamais les revoir. Il y avait sept mois que Born enseignait à Columbia et, puisque nos chemins ne s'étaient jamais croisés pendant tout ce temps, il semblait peu imaginable que je le rencontre désormais. Mais la question des probabilités ne compte pas lorsqu'il s'agit d'événements réels, et le seul fait qu'une chose est improbable ne signifie pas qu'elle ne peut se produire." (p. 16-17)

Voilà bien une affirmation typiquement austérienne : la dynamique de la vie échappe aux probabilités, l'inattendu est toujours possible. C'est ce qu'il affiche dès la citation d'Héraclite en exergue de L'invention de la solitude : "Qui cherche la vérité doit être prêt à l'inattendu, car elle est difficile à trouver et, quand on la rencontre, déconcertante."
Notons aussi la récurrence du 7. Le récit commence avec 1967. Le texte écrit par Adam Walker se nomme 1967, et la rencontre avec Born se situe sept mois après son installation à Columbia. Un peu plus loin, page 43, Born, à la grande surprise de Walker, déroule sa biographie : "Votre mère, Marjorie, autrement dit, Marge, a quarante-six ans et a mis au monde trois enfants : votre sœur Gwyn en novembre 1945 ; vous en mars 1947 [Auster est né en février 1947] ; et votre frère Andrew en juillet 1950. Tragique histoire. Le petit Andy s'est noyé quand il avait sept ans et ça me chagrine de penser combien cette perte a dû être intolérable pour vous tous."



Bertran de Born en enfer levant sa tête décapitée. Illustration de Gustave Doré pour une édition de l'Enfer de Dante.

Le professeur Rudolf Born qui s'adresse ainsi à Adam Walker est un homonyme du poète provençal Bertrand de Born, qui écrivit comme tout bon troubadour qui se respecte quelques poèmes d'amour, mais exalta surtout la guerre :

Il me plaît de voir sur les prés,
tentes et pavillons dressés.
Et j'ai grande allégresse
quand vois, par campagne rangés
chevaliers et chevaux armés.
— Version française

E platz mi quan vei per lo pratz
Tendas e pabalhos fermatz.
E ai grant alegratge
Quen vei per champanha renjatz
Chavaliers e chavaus armatz.
— Version occitane

"Défenseur convaincu de l'écrivain qu'avait été de Born, écrit Paul Auster, Dante l'a néanmoins voué à la damnation éternelle pour avoir conseillé au prince Henri Plantagenêt de se révolter contre son père, le roi Henri II, et puisque de Born avait provoqué la séparation entre père et fils, faisant d'eux des ennemis, l'ingénieux châtiment imaginé par Dante consistait à séparer Born de lui-même. D'où le corps décapité gémissant dans l'au-delà, qui demande au voyageur florentin s'il peut exister douleur plus terrible que la sienne."(p. 7)

Où l'on voit resurgir de façon tout à fait tragique, et nous sommes là au tout début d'Invisible, le conflit père-fils dont on a vu récemment l'importance chez Paul Auster.


"Je vis, en vérité, et crois encore le voir,
un corps aller sans tête, comme faisaient aussi
les autres qui formaient ce triste troupeau.
Il tenait sa tête coupée par les cheveux,
suspendue à la main comme une lanterne,
elle nous regardait, et disait : « Hélas ! »
De soi-même à soi-même il faisait un flambeau ;
ils étaient deux en un, et un en deux :
comment cela se peut, seul le sait qui l’ordonne.
Quand il fut juste au pied du pont,
il éleva en l’air le bras avec la tête,
pour rapprocher ses paroles de nous,
qui furent : « Vois donc la peine épouvantable,
toi, qui vivant viens visiter les morts :
vois si aucune est aussi grande ;
et pour que de moi tu portes des nouvelles,
sache que je suis Bertrand de Born,
celui qui donna les mauvais conseils au jeune roi.
Je fis se haïr entre eux père et fils :
Architofel, par ses pointes perfides,
ne fit pas plus contre David et Absalon.
Pour avoir divisé deux personnes si proches
je porte hélas mon cerveau séparé
de son principe, qui est dans ce tronc.
Ainsi s’observe en moi la loi du talion. »
Dante, La Divine Comédie illustrée par Botticelli, traduction de Jacqueline Risset, Éditions Diane de Selliers, 2008.

Le Chant XXVIII de L’Enfer de Dante illustré par Botticelli.

_________________
* Bertrand Gervais, Paul Auster ou la vie secrète des événements, in Poétiques et imaginaires de l'événement. Article d’un cahier Figura, 2011.

Aucun commentaire: