vendredi 1 juin 2012

Ferrailles et attracteur étrange

Hier j'ai hésité à parler d'un autre hasard objectif, qui s'est produit au moment même où je postais le billet Cavalier avec ma herse rouillée en contrepoint. Comme par crainte de trop en faire sur ce chapitre, comme s'il ne fallait pas trop solliciter le hasard. J'oubliais en réalité qu'il en a toujours été ainsi avec les hasards malicieux que je croisais sur ma route : ils déboulaient par vagues, par constellations, avant de se rétracter dans le silence sur de longues périodes, à tel point que j'ai forgé la notion -empruntée à la théorie du chaos - d'attracteur étrange. Cavalier me sert en fait d'attracteur étrange, de piège à coïncidences. Consignons donc celui d'hier.


En arpentant mon domaine, et en photographiant donc cette vieille herse, je songeai à Pierre Bergounioux, dont j'achève la lecture du troisième Carnet de notes, 2001-2010. Il me reste la dernière année à lire, 2010, et il me faudra donc douze jours pour mener cela à bien, car je ne lis qu'un mois par soir, chaque soir ou à peu près. Une des activités annexes de Bergounioux, à laquelle il sacrifie pendant son invariable séjour de juillet en Haute Corrèze (encore que cette passion décline durant cette troisième décennie de notes), c'est le travail du fer, la sculpture à partir de pièces métalliques glanées dans les casses.

Dans un article de juin-juillet 96, du Matricule des Anges, on peut lire ceci :

"Chacun des murs de la pièce est recouvert de livres et de "ferrailles" -c'est ainsi que l'auteur appelle modestement ses propres sculptures dont le matériau de base n'est autre que de vieux outils dénichés dans des casses et revisités par l'écrivain-artiste. Pierre Bergounioux trouve dans ces objets une grâce spéciale, liée pour une bonne part à ce qu'ils représentent socialement, historiquement et symboliquement : "L'âge du fer s'achève. Alors qu'il m'a semblé qu'il était encore dans son essor quand je suis né. Tout petit, je ramassais des bouts de ferraille. Le jour où j'ai vu quelqu'un souder à l'arc électrique, ça a été une révélation. Dès que j'ai trois jours en Corrèze, je soude. Il m'a semblé qu'à travers cette activité, je tâchais à sauver un monde qui fut, la société agraire d'où je viens. ". C'est avec un respect extrême qu'il caresse et commente les divers objets qu'il a travaillés; des pièces de forge du XVIIIe et XIXe siècles, des pièces métalliques provenant des anciennes charrettes de cultivateur et transformées en cavalier ou en antilope, mais aussi des masques africains : "Là, ce sont des reproductions des figures de reliquaires Bakotas (peuple du Congo et du Gabon, NDLR). Ils portent leur mort sur eux avec les ossements des morts dans des paniers. Le panier est fermé en haut et coiffé de cette figure. Quand vous mettiez une gouge et un maillet dans les mains de ces brutes d'anthropophages, ils tiraient du bois les figures africaines les plus troublantes que j'ai jamais vues. Ils ont une intuition de la beauté qui les met extrêmement haut dans le tableau de l'humanité." En ce qui le concerne, l'auteur soude pour son plaisir, sa délectation personnelle. Ces moments-là sont pour lui des moments bachelardiens. Il ne pense pas aux livres qu'il est en train d'écrire quand il est à ses sculptures.

Je me demandai donc, en voyant cette herse et d'autres vestiges de l'activité agricole de mes parents et grands-parents, ce que l'ascète corrézien pourrait bien en faire, quelles figures il en tirerait. C'était simple questionnement, sans réponse, je n'éprouve pas quant à moi le besoin de donner une vie seconde à ces outils, leur beauté rude et inutile me suffit.
Et puis voilà qu'au moment de l'écriture du billet, à 22 h 41 très précisément, alors que j'ai déjà choisi de mettre la herse, je reçois un courriel de ma compagne de jeu théâtral, l'Annie de Pok représenté la semaine dernière. Un courriel très court :

Patrick, je viens d'entendre à "La grande librairie" (sur la 5) comme "recommandation" le (ou les) Carnet(s) de notes de Pierre BERGOUNIOUX ... est-ce le BERGOUNIOUX dont tu m'as parlé (à Mouhers) comme étant ton auteur préféré ?
Bonne nuit mon cher Gaston. 

C'était bien lui. Je n'avais pas exactement dit que c'était mon auteur préféré (je n'ai pas d'auteur préféré, mais une galaxie d'auteurs de prédilection dont il fait partie, c'est vrai), mais je l'avais évoqué, au comptoir du manège carré, en buvant une bière artisanale. Ce rappel sonnait donc comme un écho à ma propre méditation de midi, prolongée sur le blog.

Voilà où mène la conversation d'un vieux filmeur dans son hôtel parisien.
Dans l'extrait d'aujourd'hui, le vieux filmeur a la goutte, le pied enflé, qu'il doit soigner à la Colchicine. Il retourne dans sa chambre en fauteuil roulant. Il filme la misère du corps. La même que décrit au fil de jours Bergounioux qui, depuis qu'il a perdu connaissance dans le RER et connu plusieurs passages à l'hôpital, vit dans la crainte de mourir, de voir s'ouvrir devant lui "les portes sombres".


2 mai 2012 - Conversation avec Alain Cavalier à... par lacinematheque

2 commentaires:

sylvie Durbec a dit…

Patrick, tes textes, tous ces croisements m'enchantent;
attracteur étrange du rêve, tu deviens.
J'avais posé aussi un etxte de Bergounioux, L'Orphelin, sur une page du blog. Mais aussi Thierry Metz et hier, Montebello...Tissage de toiles qui n'enferment pas.

Je t'embrasse,
S

Patrick Bléron a dit…

Tissage de toiles qui n'enferment pas, j'aime, oui, c'est ce que je voudrais, réseau toujours ouvert, proliférant, de l'aragne folle filant la soie des mots.
Merci, je t'embrasse moi aussi.