"J'avance de nuit en écrivant ces lignes, errant comme autrefois sans les visions d'autrefois. Mais soudain, au terme de mon effort pour arracher jusqu'au souvenir du buddléia, la lecture des Alchimistes grecs me réveille tel un coup d'épée. Jusque-là abandonné au milieu d'autres, le petit ouvrage jaune vif devient mon livre de chevet. J'explore sans les comprendre, dans une pure griserie, les recettes des métallurgistes de l'Antiquité, trouvant dans leur grâce sèche un antidote à l'envahissante sentimentalité de notre époque. De manière plus personnelle, je puise dans la recette de la trempe du fer indien l'énergie pour mener à bien ma méditation sur un motif tenu secret pendant cent soixante ans pour Edmond, trente années pour moi-même."
Caroline Lamarche, Le Bel Obscur, Seuil, 2025, p. 14-15
Au chapitre 3 du Bel Obscur, Caroline Lamarche introduit donc le motif secret qui va être au cœur du roman, l'existence de cet ancêtre, Edmond, banni de la généalogie familiale, né à Liège en 1834, mort dans un hôtel d'Orléans trente ans plus tard dans des circonstances toujours non élucidées. Que ce soit la lecture des Alchimistes grecs qui soit en somme l'élément déclencheur de l'enquête de la narratrice ne surprendra que le lecteur qui ignore l’histoire de la famille de Caroline Lamarche, dont les aïeux furent depuis le XVIIIe siècle maîtres de forge, construisant trois siècles durant un empire industriel et une fortune considérable. Bertrand Leclair, dans un bel article sur le livre publié dans AOC, écrit : "Lui-même ingénieur mais arrivé à l’époque du naufrage de la métallurgie européenne, le père de la narratrice s’est pris de passion pour les archives familiales, les a soigneusement rassemblées, répertoriées, classées, laissant à sa mort ce précieux héritage dont elle a pu faire son miel en guise de deuil – à l’image en l’occurrence de l’autrice elle-même, qui a publié voici quatre ans une remarquable enquête documentaire remontant six générations pour entremêler vies familiales et industrielles du XVIIIe au XXe siècle, L’Asturienne (Les Impressions nouvelles, 2021)."
Il se trouve qu'à la fin du roman, au chapitre 68 (le roman en compte 70), la narratrice dit être de retour à Berlin où chaque matin elle lit, toujours sur le même banc, à l'ombre des grands arbres du Lietzenseepark. Et que lit-elle ? Eh bien Les Alchimistes grecs, qu'elle entreprend "de relire avec un regard neuf". Elle avait par ailleurs laissé de côté le dernier chapitre, qui n'était pas consacré aux métaux mais aux perles, "sujet qui m'intéressait médiocrement, le collier offert par ma mère s'étiolant depuis dix-huit ans au fond d'un tiroir."C'est ainsi qu'elle découvre dans les dernières pages du livre le procédé de décapage et brillantage des perles, qui permet de raviver leur éclat "au moyen d'un mélange de bière d'orge, de scammonée - une sorte de liseron -, de crottin de cheval et d'autres broyats faits d'orpiment, de magnésie et de miel. Donnée ensuite à un oiseau qu'on laissait mourir de soif, puis exhumée de ses entrailles, la perle redevenait brillante. Car si la couche supérieure est abîmée (improprement "morte"), le centre de la perle n'est pas mort."
Mais c'est le dernier paragraphe de ce chapitre 68 qui va ouvrir pour moi une autre perspective :
Au-dessus de ma tête, tandis que je méditais ces tortures alchimiques, un oiseau invisible chantait si parfaitement, en ses trilles virtuoses, que je crus à l'un de ces enregistrements prévus dans certains parcs pour remplacer la faune ailée en voie de disparition. Alain rit quand je lui posai la question. "Il y a plein d'oiseaux à Berlin", me dit-il de sa voix rassurante. Le dernier matin de mon séjour, je capturai le chant de l'oiseau mystérieux avec mon téléphone portable. Alors qu'à l'aéroport j'attendais mon vol de retour, une application m'apprit qu'il s'agissait d'un rossignol philomèle.(p. 224)
Or, dans le recueil de nouvelles de la même Caroline Lamarche, J'ai cent ans, dont j'ai déjà raconté que je l'avais acquis à Paris en 2012 chez un bouquiniste (et qui fut jusqu'au Bel Obscur mon unique lecture de l'autrice), on trouve cette courte fiction d'une dizaine de pages intitulée Deux enfants menacés par un rossignol. Entreprenant de la relire, je vois qu'elle commence par ces mots : "Marie n'était pas née lors des grandes inondations de 1926." Ce motif de la crue est primordial. Deux phrases plus loin, on peut lire : "Soixante-sept ans plus tard, la Meuse et ses affluents sortaient à nouveau de leur lit : en cette veille de Noël 1993, on ne comptait plus les bourgades inondées, les maisons évacuées, et les hommes politiques renonçant à leurs vacances pour donner des interviews sur des barques, au fil de rues miroitantes."
Or la crue est aussi présente dans Le Bel Obscur. Au chapitre 9, la narratrice rend visite à son grand-cousin Thomas, qui vit dans une grande maison au bord de la rivière Vesdre, affluent de la Meuse. C'est dans ce passage que l'on retrouve cette phrase que j'ai déjà citée : "Les cartes comme les archives font partie de ma géographie mentale."(p. 29). Elle est suivie par celle-ci : "Quand je contemple celle du bassin de la Meuse et de ses affluents, je pense à un récit qui se gonflerait peu à peu d'apports tributaires des humeurs du ciel, tranquilles ou désordonnés."
Ce récit n'est autre que le sien. Une phrase plus loin encore : "Au cœur sombre de décembre, j'arrive chez Thomas et Marie, réfugiés à l'étage six mois après les inondations de juillet 2021." Et puis : "Alors que je commence à m'intéresser à Edmond, c'est toujours un paysage de guerre, comme l'ont écrit les journalistes. Les 13 et 14 juillet 2021, l'eau a monté plus vite que surgissent des bombardiers du fond de l'horizon. Aucune sirène n'a averti les habitants, les usines étant délaissées depuis des décennies. La terrible mélancolie qui émane de ces lieux répond à la mienne au moment où l'amour que je rêvais durable devient une demeure fantôme."
![]() |
| Une femme tente de se déplacer dans une rue inondée suite à de fortes pluies à Liège, le 15 juillet 2021 (AFP) |
Mais revenons à la nouvelle du recueil. Marie, le personnage principal s'élance dans la nuit tempétueuse à la recherche de son mari Lionel, propriétaire du terrain de camping, car elle a cru voir la caravane de la friterie emportée par le flot de la rivière. Elle parvient jusqu'à la caravane, de l'eau jusqu'aux genoux, fouettée par le vent. Par la vitre, elle reconnaît Madame Lullu la propriétaire de la friterie, en déshabillé blanc à col de cygne : "Son bras potelé était tendu devant elles, en direction des reproductions d’œuvres d'art punaisées sur la paroi, au-dessus des bacs à friture. [...] Il y avait un cerf de la grotte de Lascaux, La Joconde, Les Tournesols de Van Gogh, et un Chagall reconnaissable au couple d'amoureux s'étreignant entre ciel et terre. De plus, en ce soir de tempête, Marie distingua une affiche représentant un curieux paysage, avec une maison orange, une barrière de même couleur, et, sur une pelouse d'un vert tendre, des personnages en grisaille semblant fuir un danger ou préparer un crime ; au-dessus d'eux volait un petit oiseau gris, à peine visible contre l'azur du ciel."
Et soudain Marie voit Lionel, qui embrasse la nuque de Madame Lullu, devant le tableau ocre, vert, azur et gris, Lionel qui rit en s'appuyant aux bacs à friture. Marie hurle son prénom et, à son cri, le vent redouble de violence et la caravane se détache de la berge et n'est bientôt plus qu'une masse noire s'éloignant au fil du courant.
Marie revient alors à elle, quand retentit la cloche de l'église. Lionel est revenu, il sort de la cuisine.
Lionel : "La friterie était ouverte, mais on ne servait pas. Alors j'ai pris des fourchettes en plastique pour Pierrot, puis je suis passé à la ferme. Quand la tempête sera calmée, on ira tous chez Madame Lullu : elle a une nouvelle reproduction, un truc de Max... Max... Ernst ! C'est ça, oui, un tableau bizarre intitulé Deux enfants menacés par un rossignol. Max Ernst, tu te rends compte, Marie ! Il faut que Pierrot voie ça, cela lui donnera une idée du... tu sais, ce mouvement où on trouve des gens comme... Magritte... Salvador Dali..."
![]() |
| Deux enfants menacés par un rossignol, Max Ernst, 1924 |
Cette nouvelle énigmatique a été écrite entre 1991 et 1994. Il est remarquable de retrouver une nouvelle fois le motif du rossignol dans Frayure, poème de Caroline Lamarche publié dans AOC le 16 novembre 2025 (hélas, la lecture en est réservée aux abonnés). Je donne tout de même ici quelques extraits significatifs de ce texte dédié à son ami Patrick, naturaliste. Il est question aussi d'un tableau vu en rêve :
J’ai fait ce rêve :
Dans une pièce lumineuse aux murs nus,
évoquant le séjour d’un ami
qui n’y a placé qu’un petit tableau représentant un paysage de forêt
(ce tableau n’apparaît pas dans le rêve)
il me confie autour d’une tasse de café noir
qu’il a rêvé que je lui écrivais une lettre.
Au réveil je me dis
que c’est le rêve de l’ami dans mon rêve
mais qu’en réalité c’est moi qui viens de rêver
et que les lignes que je trace ici
sont peut-être le début d’une lettre.
(...)
Nous observons la pie-grièche
l’alouette ivre de ciel
la bergeronnette et son vol ondulant
le bruant jaune et la mésange à longue queue.
Puis nous quittons la prairie abondante
Pour rejoindre le couvert des arbres
en quête du chant du rossignol.
(...)
Pour l’heure c’est encore le jour
mais le rossignol reste invisible
déployant son opéra personnel au profond du feuillage.
Il chante, invente, vocalise et nuance
partition énergique, modulée, éclatante
conquête du territoire, appel de la femelle
éternité de l’instinct vital
qui siffle plus fort que mon oreille.
(...)
Le petit tableau qui n’apparaissait pas dans mon rêve
et qui orne, en vrai, le séjour clair
représente un paysage qui évoque
celui que nous venons d’arpenter.
Le tableau et le poème contiennent le jour et la nuit
le rossignol invisible
le râle des genêts solitaire
et mon rêve consolant.
Ceci n’est pas une lettre que j’écris à l’ami.
Ceci est une lettre au rossignol et au cerf
au râle des genêts et aux plantes du même nom
qui côtoient la fleur de l’églantine dans les haies
et le bourdon qui en butine le cœur.
10/11/2025
Ces vers résonnent pour moi avec le très beau texte dit par la philosophe Vinciane Despret, belge elle aussi, à la fin de La Grande Librairie d'hier soir.






Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire