Je venais juste de publier l'article précédent quand je tombai sur une notification de la revue de cinéma La Septième Obsession, avertissant de la sortie ce mois-ci d'un hors-série consacré à Jim Jarmusch. Bonne idée, Jim Jarmusch est l'un de mes cinéastes préférés, et je l'ai souvent évoqué ici (dans la liste des libellés, il apparaît en troisième position derrière Tarkovski et Chris Marker, et devant Truffaut et Wim Wenders). Le sommaire comprenait un entretien avec lui, présenté ainsi : Jim Jarmusch nous livre avec générosité quelques secrets de sa méthode de travail ; qui mêle minutie, attention soutenue, synchronicité et lien à une conscience universelle. J'écarquille les yeux : la synchronicité qui est le motif récurrent des derniers billets est donc une nouvelle fois au rendez-vous des coïncidences. L'après-midi même je file au Relay de la gare me procurer le hors-série en question.
L’entretien est conduit par Dionen Clauteaux, qui commence par une remarque sur le dernier film, Father Mother Sister Brother, où l'on aperçoit dans la maison du père, incarné par Tom Waits, un livre sur les castors. Or, dans une interview plus ancienne, il se souvenait que Jarmusch avait parlé d'un livre sur les castors où il avait appris que lorsque d'autres animaux s'introduisent dans leur tanière en hiver, ces rongeurs les accueillaient comme des membres de leur famille et leur apportaient à manger. Mais il notait que dans le film, "au contraire, le Père et la Mère ont du mal à partager de la nourriture avec leurs propres enfants : le Père en parle mais ne prépare rien et ne sert que de l'eau, et la Mère exhibe des pâtisseries qui sont plus une décoration que des aliments." Jarmusch répond qu'en effet ils sont moins tolérants que les castors ! Et il explique que leur présence est lié au lieu de tournage, où il y avait deux petits lacs où les castors avaient aménagé des huttes. "Je les ai vus, raconte Jarmusch, j'en ai parlé aux propriétaires de la maison, qui m'ont montré un livre sur le sujet. C'est ainsi que les castors ont réussi à se faufiler dans le film." Ce n'était pas dans le script, alors Dionen Clauteaux suggère : "On peut parler de synchronicité, non ?" Et Jarmusch répond : "Exactement. Et c'est souvent comme ça que ça se passe. Bien sûr, on a un scénario, on planifie, mais sur place, beaucoup de choses imprévues nous inspirent. Par exemple, quand on tournait à Paris, la jeune Française qui me conduisait en voiture sur le plateau chaque jour m'a demandé si je voulais écouter une musique en particulier. Je lui ai plutôt proposé de me faire découvrir sa playlist. C'est comme ça qu'un jour, alors qu'on roulait vers le plateau, j'ai entendu la chanson Spooky, interprétée par Dusty Sprinfield. J'adore ce morceau, alors dès le lendemain, je lui ai demandé de le repasser. Et je me suis dit qu'il fallait qu'il soit dans le film, et que ce serait, dans le chapitre parisien, la chanson de la mère disparue des deux jumeaux. J'ai ajouté cette scène où ils l'écoutent dans la voiture de leurs parents."
Il précise plus loin que Spooky lui permettait de décrire l'histoire d'amour des parents à travers cette chanson qu'ils aimaient. Dionen Clauteaux dit alors que Spooky lui rappelle une composition de Sqürl, le propre groupe de Jarmusch, Spooky Action at a Distance (qui fait partie de la bande son originale de Only Lovers Left Alive) : "pour moi, il résume bien votre film, où les mots et les gestes semblent avoir des résonances importantes".
Il faut savoir que "spooky action at a distance" peut être traduit en français par "action fantôme à distance", et désigne cette fameuse intrication quantique comme un phénomène dans lequel deux particules (ou groupes de particules) forment un système lié et présentent des états quantiques dépendant l'un de l'autre quelle que soit la distance qui les sépare.C'est Einstein, qui n'y croyait pas, qui a employé le premier cette expression "spooky action at a distance".
J'ai consacré un article à Only Lovers Left Alive le 27 juin 2017, où il est beaucoup question justement de cette intrication.
Jim Jarmusch répond à Dionen Clauteaux qu'il y a en effet dans ce film, comme dans la vie, beaucoup de synchronicité, rappelant donc que Spooky Action at a Distance fut composé pour la B.O. de Only Lovers : "Son titre est inspiré d'un concept d'Einstein selon lequel, lorsque des particules sont liées, elles partagent le même destin, quelle que soit la distance qui les sépare (il fait donc ici une erreur puisque Einstein ne croyait pas, je le répète, à ce concept, qui fut pourtant démontré par la suite avec l'expérience d'Alain Aspect, mais on lui en voudra pas). Ce qui pourrait s'appliquer aux deux jumeaux du film, ajoute-t-il. Même quand ils sont loin de l'autre, ils ressentent à distance ce que l'autre éprouve. Cela vient de ma mère, car ma mère avait un frère jumeau."
Et c'est sur ces deux jumeaux que s'achève l'entretien :
"Dead Man parle beaucoup de la vie et de la mort comme d'un cycle, mais ces derniers temps, je suis obsédé par des théories qui soutiennent l'idée qu'il existe une conscience universelle, dont nous avons des perceptions et des expériences distinctes. J'ai beaucoup lu Jung, Shrödinger et Terence MacKenna, et j'ai voulu essayer de ressentir cette conscience universelle... Je ne sais plus à quelle question je réponds maintenant ! (Rires) Ces jumeaux sont très tendres l'un envers l'autre. Entre eux, il n'y a pas de conflit, ils sont connectés l'un à l'autre, ils partagent leurs expériences. Un peu de tendresse peut faire beaucoup de bien dans ce monde."


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