jeudi 24 mars 2022

Bambi & co

"La musique adoucit les moeurs, c'est ce qu'on m'avait appris. Et on m'avait aussi appris à ne pas mentir. On me faisait croire que le mensonge est le pire des vices pour me cacher qu'on l'utilisait à grande échelle afin de maintenir l'équilibre. J'ai fait cette découverte en voyant Bambi de Walt Disney. Mon premier traumatisme. On y entendait de belles mélodies, des voix sirupeuses louaient le bonheur de la vie sylvestre, je n'ai plus jamais voulu revoir le film. Et il s'en est fallu de peu pour que je ne retourne plus jamais au cinéma."

Olivia Rosenthal, Bambi & co, in toutes les femmes sont des aliens, Verticales, 2016, pp.109-110


Une de ces dernières nuits, je me suis réveillé à quatre heures du matin. Avec une idée en tête, obsessionnelle : Bambi. Sans doute y avais-je pensé avant, dans la journée qui précédait, je ne sais plus vraiment, mais là les images de Bambi s'imposèrent au point de me tirer du sommeil, et je me souvins d'un texte puissant d'Olivia Rosenthal qui évoquait le film, texte que j'avais découvert au tout début de 2017, au commencement du projet Heptalmanach qui devait couvrir l'année entière. J'allais sans tarder chercher le cahier bleu où j'avais recopié trois passages, dont deux avaient finalement trouvé place, bien plus tard, dans le 154ème article, Dead Man et Bambi, avec cette photo extraite du film de Jim Jarmusch.


On s'en doute, Maurice Genevoix n'était pas bien loin : c'est qu'il y a au moins un point commun important, essentiel, entre le dessin animé et La Dernière Harde, c'est la mort de la biche, la mort de la mère de Bambi, la mort de la mère du Rouge. On pourrait en voir un autre dans les figures tutélaires du Grand Prince de la forêt et du vieux cerf des Orfosses, qui prennent d'une certaine façon le relais de la mère assassinée par les chasseurs.

Je suis allé à la médiathèque quelques jours plus tard et j'ai réemprunté le volume, que j'ai relu avidement. J'en avais oublié, bien sûr, nombre de détails, y compris celui-ci : revoyant le film, quarante-cinq ans plus tard, transgressant un interdit, Olivia Rosenthal a été surprise de constater que l'épisode qui avait occupé une si grande place dans son enfance, la mort de la mère, "était si rapide, si insignifiant." Elle revient sur le mensonge familial : "Au lieu de montrer le couple papa maman comme un noyau indestructible qui trouve son contentement unique dans l'observation de son faon, prunelle de ses yeux et réussite objective d'un amour physique qui pourrait sans cela apparaître comme indécent, on découvre horrifié que papa maman ne sont jamais ensemble sur l'écran."Et, plus loin : "On nous a menti. On nous a caché quelque chose. On nous a fait croire, pour la conservation de l'espèce, de la nécessité de procréer à deux, d'éduquer à deux, de penser à deux et de jouir à deux alors qu'on peut faire les mêmes choses tout seul." La phrase qui vient immédiatement après me semble capitale : "Contrairement à l'Anschluss ou la Nuit de cristal, pour ne retenir que des événements à peu près contemporains du film, la mort de la mère n'est donc pas une catastrophe, d'ailleurs elle ne s'accompagne ni d'un changement d'esthétique, ni d'une métamorphose de Bambi."(C'est moi qui souligne).

Rappelons que l'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par le Reich allemand, et la Nuit de cristal, série de violents pogroms contre les Juifs, ont eu lieu en 1938, respectivement le 12 mars et la nuit du 9 au 10 novembre. 1938, c'est l'année où Maurice Genevoix boucle l'écriture de La Dernière Harde, et sa jeune épouse, Yvonne Montrosier, meurt précisément le 9 novembre 1938 d'une maladie de coeur. On pourrait penser qu'Olivia Rosenthal est bien approximative lorsqu'elle parle d'événements à peu près contemporains du film, car celui-ci ne sort que le 13 août 1942 à New York, mais ce serait oublier qu'il a connu une longue gestation. Bambi, dont le projet démarre en 1935,  devait ainsi être le second long métrage du studio, et sortir à la période de Noël 1938. Mais Blanche-Neige, sur les écrans en 1939, consomma beaucoup d'énergie, et trois autres longs-métrages d'animation verront le jour avant Bambi : Pinocchio (1940), Fantasia (1940) et Dumbo (1941).

Bambi, bande-annonce originale (1942)

Mais que ce soit 1938 ou 1942, cela au fond ne change pas grand chose : "Il faut dire, 1942, poursuit Olivia Rosenthal, ce n'est pas une bonne date pour choisir une forêt noire comme décor exclusif d'une histoire de biches. La forêt n'est pas un lieu propice à la distraction, c'est dans la forêt qu'ont lieu les pires exactions surtout dans ces forêts où les chênes, les sapins et les bouleaux alternent. On a de mauvais souvenirs avec les forêts quand on est né après 1945 et ces souvenirs, même s'ils ne sont pas personnels, empoisonnent et parasitent notre vision."

Curieusement, l'écrivaine ne fait aucune référence à la source même du film, qui aurait parfaitement étayé son propos : le livre de l'auteur autrichien Félix Salten, Bambi, l'histoire d'une vie dans les bois, paru en 1923. Macha Séry, dans Le Monde du 16 juin 2016, écrit que les critiques de cinéma de l'époque* "virent dans le long-métrage une réflexion métaphorique sur la guerre, après l’attaque de Pearl Harbor. Eussent-ils connu le destin du roman de l’Autrichien Felix Salten (1869-1945), dont le film était issu, ils n’auraient pas manqué de souligner la dimension visionnaire d’une œuvre bannie par les nazis en 1936 pour cause d’« allégorie du sort des juifs en Europe ». Un fait qui aura échappé à Walt Disney, dont les sympathies pour le IIIe Reich demeurent un sujet de controverse."

Succès littéraire immédiat, le livre est aussitôt traduit en France par les éditions Fayard (dans une ­version cependant tronquée). Je me suis demandé si Genevoix en avait eu connaissance mais toutes mes recherches sur ce point de détail n'ont rien donné (la seule personne qui relie un tant soit peu les deux écrivains est le dessinateur blogueur Stanislas Gros, dans un billet du 27 mars 2019). Ceci dit, cela n'aurait rien de surprenant, mais il faut surtout préciser que La Dernière Harde, postérieure de quinze ans à Bambi, n'en est absolument pas un plagiat.**

Macha Séry souligne combien le film a éclipsé l'oeuvre originale. Tombée dans le domaine public en 2015, elle a été exhumée par les éditions Rivages, et retraduit dans sa version intégrale. "L’occasion, dit-elle,  de la découvrir sous un jour plus poli­tique que sa version hollywoodienne. « La nature de Disney est belle parce qu’elle ne veut rien dire. Celle de Felix Salten fascine pour une raison exactement inverse – parce qu’elle est saturée de ­symboles, de murmures et de sous-entendus », souligne Maxime Rovere," dans la préface de ce nouveau Bambi. 



Felix Salten, de son vrai nom Siegmund Salzmann, petit-fils d’un rabbin orthodoxe, était un intellectuel en vue au début du XXe siècle, admiré autant par Sigmund Freud que par Stefan Zweig. Il fut aussi le disciple du père du sionisme, Theodor ­Herzl (1860-1904), et collabora à Die Welt, le journal que celui-ci avait fondé en 1897.

Les nazis ne s'y étaient pas trompés : nombre de passages du livre font manifestement écho à l’histoire des juifs ashkénazes :

« Personne ne se sentait plus en sécurité, car tout cela avait lieu en plein jour. Cette terrible détresse, dont on ne voyait pas la fin, répandait la rancœur et la barbarie. Elle réduisait à néant tous les usages, elle minait la conscience, anéantissait les bonnes mœurs, ­détruisait la confiance. Il n’avait plus ni pitié, ni repos, ni retenue. “On peine à imaginer qu’on a connu des jours meilleurs”, soupira la mère de Bambi. »

On pourrait mettre ici en parallèle tel ou tel passage des Falaises de marbre, qui expriment la montée de l'épouvante :

"Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campagna, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombris de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'honneur barbare, qui avait atténué la violence, allait se perdant ; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues des clans s'étaient glissés des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elles à des fins étrangères. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber aux vengeurs postés sur son chemin. Après la guerre d'Alta-Plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques ; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté."

Dans la suite de son texte, Olivia Rosenthal porte son attention sur Le Livre de la jungle, et relie in fine les deux films de Disney, en revenant sur la thématique de la famille, dans cet extrait que j'avais déjà cité en 2017, mais qui prend à cette heure encore plus de résonance : 

"En y repensant, je comprends mieux aujourd'hui l'absence complète des hommes dans Bambi, menace permanente mais menace invisible, je comprends qu'en 1942 Walt Disney ne savait plus comment représenter les hommes, sous quel costume, avec quel uniforme, alors qu'en 1967 il a trouvé un nouvel ennemi en la personne encore inoffensive de l'homme sauvage, de l'homme nu, il désigne cet ennemi, celui qui fera la révolution sexuelle avec ses compagnons hippies et il l'anéantira in extremis en le faisant convoler en justes noces avec une coquette. Il fait de Mowgli le représentant de la famille, de l'héritage et du bonheur conjugal en même temps qu'il le transforme en futur chasseur, en futur tueur de la mère de Bambi. Comme quoi les morts de la Seconde Guerre mondiale pèsent, non seulement sur les forêts tempérées, mais aussi sur les jungles lointaines." (pp. 148-149)


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* A noter aussi que toujours à la sortie du film en 1942, l’Association des chasseurs américains exigea – sans succès – que les projections fussent précédées d’un avant-propos réhabilitant les armes à feu et les tueurs de gibier.


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