mardi 22 mars 2022

Le roman de Tapageaut

"L'odeur de la bête inconnue avait empli peu à peu le hallier, une odeur fade et pénétrante qu'il ne devait plus oublier. Contre ses jambes toutes droites, pareilles à des poteaux noirs, marchait une autre bête au poil blanc gadrouillé* de feu. C'était un petit animal, courtaud de pattes, dodu de ventre, qui traînait aussi après soi une odeur insupportable, tenace, fétide, une odeur ennemie."

Maurice Genevoix, La Dernière Harde, Garnier-Flammarion, p. 46.

C'est à travers la perception du jeune faon de sept mois à peine, encore aux mamelles, et en tout premier lieu par la force térébrante des odeurs éprouvées par celui qui deviendra le grand cerf Rouge, que s'introduit dans le roman le couple de l'homme et de son chien, du piqueux La Futaie et de son Tapageaut, encore presque un chiot, à la recherche de la biche fugitive. Maurice Genevoix a en somme choisi son camp, et c'est celui de la bête traquée : "(...) le faon au pelage rouge avait appris ce que c'était qu'un chien, le cri d'une hurleur de meute, ce que c'était qu'un homme et sa voix qui hurlait sous les arbres."

La meute est un élément essentiel de la chasse à courre, mais l'écrivain n'y accordera pas plus d'importance que cela, réservant plutôt son attention à quelques chiens singuliers, toujours pourvus d'un nom (il y a dans le roman plus de noms propres de chiens que de noms d'hommes). Trois se détachent des autres : Ronflaut et Tapageaut, les chiens de La Futaie, l'ancien et son successeur (avec cette finale traditionnelle en -aut qu'on retrouve par exemple dans Le roman de Miraut de Louis Pergaud), et puis Brisefort, le chien du braconnier Grenou. Tous les trois dans la dépendance absolue de leur maître, d'une fidélité sans faille. Cette première rencontre du Rouge avec l'homme et son chien (tous les deux qualifiés, on l'a lu, de bêtes) se termine par un échange de regards ("L'homme s'était penché, ses yeux noirs et brillants avaient touché les yeux du faon"). Chez Genevoix, tout passe par le regard, on y reviendra.

La meute, on la retrouve cinquante pages plus loin. Le vieux cerf des Orfosses a réussi à donner le change, c'est-à-dire à détourner la chasse en direction du daguet, le Rouge encore tout jeune : "les quarante anglo-poitevins galopaient en hurlant de joie, serrés en une masse bariolée qui filait au ras du sol comme une toile soulevée par le vent." La férocité n'atteint pas, loin de là, celle des meutes de molosses qui s'affrontent dans les forêts de Jünger, mais la mort est tout de même au bout de la traque, les morsures s'accumulent et le cerf titube, "en halant désespérément cette grappe de bêtes cramponnées à sa chair." Le salut viendra encore une fois de La Futaie, qui fait retenir les chiens à coups de fouet, interrompant la curée. Un salut qui se traduit par un nouvel échange de regards : "Un peu plus loin, il y avait d'autres hommes qui parlaient ; des hommes vêtus de rouge, plusieurs montés sur des chevaux, mais un seul debout devant eux. Et c'était celui-là que fixaient les prunelles du daguet, sa silhouette mince, ses yeux noirs et brillants."


Le daguet est épargné mais il est désormais prisonnier d'un enclos, près du château du maître. Commence alors une longue période où l'on pourrait croire à un apprivoisement, où La Futaie et le Rouge se retrouvent seul à seul. Le statut de La Futaie est unique, que ne peut égaler même Sautaubois, le jeune valet qui vient chaque jour lui apporter la nourriture : pour le cerf, La Futaie c'est l'Homme, celui qu'il attend en frissonnant, "avec angoisse et plaisir à la fois, dans une espèce de cabrement intérieur qui lui faisait lever un peu, l'un après l'autre, les sabots de ses pieds de devant." Et, une nouvelle fois, tout se joue dans les regards : "Ils ne se quittaient pas des yeux. Ceux de l'Homme étaient d'un noir aigu, extraordinairement immobiles. Leur fixité insupportable ne relâchait point sa dureté ; et pourtant elle était douce aussi, pesante et douce, sans pointe agressive." 

La voix de l'Homme prend ensuite le relais, avec des mots malhabiles, écrit Genevoix, mais dits de tout près, avec un timbre grave, une vibration profonde, "au gré des émotions secrètes", une voix qui pénètre tout le corps du cerf, l'émouvant tout entier "d'un frisson tyrannique et léger". S'insère alors un ressouvenir de La Futaie, le seul flashback du roman, où l'on revient sur cette scène originelle du faon surpris dans le hallier. Le piqueux s'est avisé qu'il n'était autre que ce cerf alors prisonnier. Lui revient donc en mémoire ce dimanche où il avait emmené Ronflaut, son limier, son vieux compagnon, un Ronflaut libre comme lui, délivré de la botte et du trait. Et la phrase qui suit est extraordinaire : "Car il est bon que dans toute vie une heure brille de temps à autre qui vous laisse oublier, homme ou chien, la livrée ou le collier, où l'on aille devant soi sous les arbres d'une forêt sans nom, une grande forêt sauvage avec ses broussailles et ses bêtes, ses mares perdues où les sangliers viennent  se vautrer en grognant, ses chambres de feuillage où les mères biches allaitent leur faon."

Et ils étaient partis tous les deux, mais devant le chenil des chiots La Futaie avait été retenu par le gémissement et la mine implorante du petit de Perçante, et il avait pris le petit Tapageaut dans ses bras. "On verra bien. Je le lâcherai dans la forêt." Plus tard, Ronflaut avait levé la biche, et La Futaie en avait conçu de l'inquiétude, apaisée par une pensée oblique, celle de Grenou le braconnier : "A quelque chose malheur est bon. Puisque son limier déchaîné avait alarmé la biche, cela sauverait peut-être le faon des pattes meurtrières de Grenou." C'est à ce moment que le chiot avait trouvé le faon - bien caché pourtant par sa mère sous une bouillée de feuilles -, sur qui il braillait à percer les oreilles. Quand Ronflaut était revenu de lui-même, après sa poursuite inutile de la biche, La Futaie lui avait dit en lui montrant Tapageaut : "Regarde-le. Voilà ton successeur."

Manuscrit de La Dernière Harde (1938)

Ce passage de témoin est bouleversant, car le vieux chien a compris : "Son oeil est plein d'un regret triste, mais aussi d'une grande confiance soumise. C'est l'oeil d'une bête qui comprend et accepte. Alors, une autre fois, à cette bête-là ou à une autre, on se reprend à parler encore. Cela devient une habitude ; et petit à petit on dit des choses qui sont au fond de soi, des choses profondes et vraies que l'on ne dirait pas aux hommes."

C'est alors que le ressouvenir en entraîne un autre, sans qu'il s'agisse dans ce cas d'un retour sur une scène déjà évoquée. La Futaie sait qu'il a vu le Rouge une seconde fois, lors d'une battue aux biches dans les Orfosses Mouillées, un matin de décembre. Il n'était plus un faon, mais un hère** déjà grand avec deux bosses sur le front. La Futaie, qui surveillait Grenou, qu'on avait eu tort selon lui d'embaucher parmi les batteurs, l'avait empêché de tuer à coups de gourdin : "Il était arrivé juste à temps pour voir le hère bondir et disparaître dans le taillis. Alors seulement il avait compris ce que Grenou avait voulu faire : la joie de tuer lui salissait encore les yeux, une laideur qui faisait mal à regarder." On notera que c'est encore par le biais du regard que l'homme se définit, bon ou mauvais.

"Sais-tu que je t'ai déjà vu ?" répète La Futaie pour la troisième fois, et il se perd dans une rêverie brûlante où il imagine le cerf Rouge, une fois libéré, grand dix cors, le plus beau et le plus fort des cerfs de la forêt, et lui, l'homme, seul entre tous à connaître le "secret de cette vie". Ce moment confidentiel se clôt avec le retour de la meute conduite par les valets. Les chiens disparaissent dans "une houle d'échines et de queues droites", sauf un très jeune chien qui s'arrête près de La Futaie, et que le cerf fixe maintenant de ses yeux dorés. "Lui aussi, tu le reconnais donc ?" dit La Futaie à mi-voix, et, se sentant presque jaloux, il se résout à quitter le daguet rouge : "Et il caressait le jeune chien, il l'arrachait doucement à la vision qui les obsédait en lui disant comme pour l'exorciser : - Je t'emmènerai, je t'emmènerai..."


Le Chiffon Rouge de La Dernière Harde c'est Brisefort, le grand mâtin au poil gris fauve de Grenou, "une bête hirsute à mâchoire de loup", avec qui le braconnier bat les taillis profonds pour débusquer les faons qu'il revend à des trafiquants. Genevoix décrit le combat intérieur qui les ronge, lui et son chien : il faut capturer les faons vivants et pourtant la tentation du meurtre est violente : "Il y avait des jours où il pensait n'y plus pouvoir tenir. Le grondement de Brisefort et l'imploration de ses yeux devenaient insupportables. "Ah ! tu en veux, tu en veux, sale bête ?" Et c'était un coup de pied brutal, lancé à toute volée dans les côtes du grand mâtin."

Brisefort trouvera la mort dans un autre combat, quasi mythologique, aussi sauvage que l'affrontement d'Achille et d'Hector dans l'Iliade, entre son maître et le Pigache, le sanglier à la hure énorme et au garrot monstrueux. Grenou l'avait tiré à la poitrine et pensait bien l'avoir tué, mais le temps d'aller chercher Brisefort pour l'atteler à un chariot afin de ramener le corps à sa masure, le Pigache avait repris conscience. Brisefort attaque mais il succombe sous les coups de boutoir du sanglier. Grenou se rue alors, d'un élan aveugle, son couteau à la main, prêt à l'enfoncer dans "le corps profond de la bête". La description du combat se prolonge sur deux pages, et il me semble n'avoir rien lu d'aussi précis dans la violence du corps-à-corps depuis Deux cavaliers de l'orage de Jean Giono***. Précis, c'est l'adjectif qu'emploie aussi Genevoix pour qualifier les deux souvenirs dont il dit que Grenou les retrouva par la suite :

"Alors - et c'était son second souvenir - le Tueur avait pris pleine conscience de la jouissance qu'il venait d'éprouver. Etendu dans la fange et le sang, près des cadavres des deux bêtes, saignant lui-même par de cruelles blessures, il revivait avec délices toutes les phases de la lutte sauvage où il avait pensé mourir. Il se sentait merveilleusement  paisible, assouvi, heureux comme de sa vie entière il ne l'avait jamais été. Il mit sa main sur le corps du Pigache, dans l'épaisseur des soies bourrues, les caressa d'un mouvement régulier, machinal, et referma doucement les yeux."

Mireille Sacotte elle-même juge que le braconnier ne manque pas "de grandeur lorsqu'il affronte le Pigache - bête de la nuit comme lui - et qu'il met en jeu sa propre vie avec une joie qui transcende le simple plaisir de tuer et reflète le goût d'aller jusqu'à ses propres limites." Cette caresse au sanglier mort et cette douce fermeture des yeux sauve en quelque sorte in extremis le braconnier de l'inhumanité. 

Maurice Genevoix - Autoportrait

__________________

* Gadrouillé (régional) : tacheté de roux vif.

** Mireille Sacotte montre bien, dans son Introduction, comment le vocabulaire quotidien est nourri de métaphores empruntées à la vénerie, dont Genevoix retrouve le sens originel : "Le pauvre hère redevient ici ce qu'il était initialement : un faon, un jeune cerf encore incapable de se défendre tout seul. Métaphore pertinente sans doute de la détresse des faibles, mais la silhouette du vagabond avait fini par effacer celle du faon qui lui a donné naissance."

*** Cf. le combat de Marceau contre Clef-des-Coeurs : "Il entendit vaguement, comme dans du coton, les cris de porc saigné de l'autre ; et qu'il courait dans les feuilles. Il balança pour le poursuivre : il le croyait loin, il était là, tout près, plié en deux, à s'appuyer les mains sur l'endroit où il avait reçu le coup. Il le heurta en plein élan, le renversa et tomba sur lui. Il roula sur lui, le perdit, tomba dans les feuilles. Il se redressa, reçut un coup qui éclaboussa ses yeux de lumière."

Aucun commentaire: