mardi 11 janvier 2022

Tsar Bomba et les temps très heureux

C'était au cours du dîner de Noël, la discussion roulait sur le marxisme et l'anarchisme (eh oui, étonnamment nous en étions venus à aborder ces sujets hautement festifs cette nuit-là), et j'avais alors repensé à ce livre lu voici bien des années, mais qui m'avait toujours laissé un souvenir radieux, Les sources et le sens du communisme russe de Nicolas Berdiaev. Ce philosophe chrétien (1874-1948), expulsé de Russie en 1922 comme "adversaire idéologique du communisme", s'était établi en France en 1924, à Clamart (il repose d'ailleurs au cimetière municipal de cette ville). Dans son livre, écrit en 1935-1936, il expose avec une écriture limpide, dénuée de tout jargon, la formation de l'intelligentsia russe, les différents courants qui l'ont traversée tout au long du XIXème siècle, populisme, nihilisme, anarchisme et marxisme, celui-ci sur son versant classique comme sur son versant proprement russe, sans oublier la place cruciale de la grande littérature russe, de Pouchkine à Dostoïevski. Le plus étonnant était l'extrême lucidité de ses jugements : dès 1907, dans un article publié dans son livre La crise spirituelle de l'Intelligentzia, Berdiaev avait prévu exactement que si une véritable révolution devait se produire en Russie, les bolcheviks y auraient inévitablement la victoire (alors même qu'ils n'étaient qu'une minorité, mais bien organisée, sous la férule de Lénine). Il écrit en 1936 que "le plus grand paradoxe du destin russe, de la Révolution russe, c'est que les idées libérales, les idées de droit, - en un mot le réformisme, devaient être considérés comme utopiques : le bolchevisme au contraire va apparaître moins chimérique, plus réaliste, plus conforme à la situation où se trouvait la Russie en 1917, plus fidèle à sa tradition mémorable, à la recherche russe de la vérité sociale, universelle, comprise dans un sens matérialiste, enfin aux méthodes russes des gouvernements basées sur la toute puissance de la contrainte. Un tel résultat était déterminé à l'avance par tout le cours de l'histoire russe, mais l'indigence des forces créatrices spirituelles [dont Berdiaev était lui-même partie prenante] avait contribué à l'amener. Le communisme s'est révélé comme le destin inéluctable de la Russie, comme un moment intérieur de sa destinée."


Je relus donc ce livre, qui n'avait rien perdu de sa charge stimulante, et il me donna aussitôt envie d'en relire un autre, bien plus récent, La Gouvernance par les nombres, du grand juriste Alain Supiot, la somme de ses cours au Collège de France, entre 2012 et 2014 (Fayard, 2015). Mais je me limitai là au chapitre 6, "L'Asservissement de la Loi au Nombre : du Gosplan au Marché total", où il montre que "voir dans le calcul la clé de l'harmonie sociale est l'un des nombreux traits communs du capitalisme et du communisme." Le Gosplan est l'acronyme soviétique de la Commission du plan d'Etat. "A vrai dire, précise Supiot, l'idée de planification avait été avancée bien avant la Révolution bolchevique, notamment par un économiste allemand, Karl Ballod, d'orientation socialiste et non communiste. Ballod avait publié en 1898 sous le titre Der Zukunfstaat (L'Etat du futur), un ouvrage préfacé par Karl Kautsky, qui définissait le rôle planificateur que l'Etat serait appelé à jouer dans une Allemagne socialiste. Ce livre connut de nombreuses rééditions et traductions et fut une source d'inspiration pour Lénine, qui n'avait pas d'idées précises sur la manière d'organiser l'économie. Créé en 1921, le Gosplan se composait à l'origine d'économistes d'obédiences diverses. A partir de 1925, il produisit des "chiffres de contrôle", destinés à suivre annuellement l'activité des entreprises d'Etat. C'est seulement en 1927 qu'il élabora le premier plan quinquennal (1928-1932)." Petite erreur de Supiot (mais il est par ailleurs si érudit qu'elle lui est toute pardonnée), Ballod n'est pas allemand, mais letton (son nom véritable est Kārlis Balodis), en revanche c'est bien en Allemagne, sous le pseudonyme d'Atlanticus, que paraît son livre, qui fut publié en russe huit ans plus tard, en 1906, à Saint-Pétersbourg (le titre n'est pas tout à fait celui indiqué par Supiot, mais on ne va pas chipoter).


Sans négliger les différences considérables entre les deux régimes capitaliste et communiste, il importe selon l'auteur de ne pas oublier tout ce qu'ils ont aussi en partage, et tout d'abord "la même foi dans la possibilité de se rendre maître et possesseur de la nature", une "même philosophie de l'Histoire : celle d'une marche inexorable vers un avenir radieux." A ceci s'ajoute "la croyance en ce que la Constitution chinoise appelle un "ordre économique de la société"*, dont le droit ne serait qu'un instrument. Cette conception instrumentale du rule by laws avait conduit les régimes communistes à répudier l'idée de rule of laws. Lénine rêvait à haute voix des"temps très heureux" où le pouvoir des hommes politiques et des administrateurs céderait le pas à celui des ingénieurs et des agronomes, c'est-à-dire à un ordre fondé sur la science et la technique et non plus sur la loi." On sait ce qu'il faut penser de "ces temps très heureux". On les a toujours attendus, on les attend toujours. Le apparatchiks et les bureaucrates de la nomenklatura n'ont jamais abandonné leurs limousines blindées aux hommes de science. Le destin d'un Andreï Sakharov illustre bien cette utopie léniniste : fils lui-même d'un professeur de physique, il est intégré, après sa thèse en 1948, à un groupe de recherche sur les armes nucléaires, et contraint par le chef du NKVD, le sinistre Béria, à délaisser la recherche fondamentale au profit du programme de recherche appliquée. Il est l'un des pères de la bombe H soviétique en 1953, et en 1960 il travaille dans l'équipe d’Igor Kourtchatov à la conception de la Tsar Bomba, une bombe H de 57 mégatonnes qui est à ce jour la plus importante bombe ayant explosé dans l'atmosphère terrestre (le 30 octobre 1961) - la perturbation engendrée fit trois fois le tour de la Terre. Elle constituait la réplique soviétique à Castle Bravo, la plus puissante bombe H américaine conçue, qui avait explosé en 1954 (voir l'article Chorda Achillis et Godzilla). A cette époque, il est parfaitement intégré dans la mécanique du régime (il reçoit d'ailleurs le prix Staline en 1954 et le prix Lénine en 1956) et il semble que ce soit seulement à partir de 1962 que Sakharov prend conscience des dangers du complexe militaro-industriel. Il défend plus tard les dissidents, écrit des textes clandestins (samizdats), crée un « Comité pour la défense des droits de l'homme et la défense des victimes politiques ». En 1974, à la suite d'un entretien avec un journaliste canadien, il est convoqué au tribunal et sermonné par un procureur. Il réplique en organisant à Moscou une conférence de presse avec des correspondants étrangers : il entend avertir le monde des dangers que peut représenter pour lui une « URSS surmilitarisée entre les mains d'une bureaucratie officielle d'État ». L'année suivante, il reçoit le prix Nobel de la paix, qu'il ne peut aller chercher, son visa ayant été refusé. Dans son livre, Mon pays et le monde, écrit la même année et aussitôt traduit à l'étranger, il dénonce la répression et définit la société soviétique comme une « société de capitalisme d'État ». A la suite de nouvelles critiques en 1979, il est arrêté à Moscou en pleine rue le 22 janvier 1980 et, sans procès, assigné à résidence dans la ville fermée de Gorki (qui a retrouvé aujourd'hui son nom ancien de Nijni Novgorod). Il y est étroitement surveillé par le KGB de 1980 à 1986 (on lui volera à deux reprises les manuscrits des Mémoires qu'il avait entrepris de rédiger).

La glasnost instaurée par Mikhaïl Gorbatchev, à la suite de Tchernobyl, sonnera la fin de son exil. Peu de temps avant sa mort (à son bureau, le 14 décembre 1989) Andreï Sakharov fonde l'association Memorial, luttant pour la reconnaissance des camps de travail forcé (le Goulag) en Russie et à l'étrangerC'est cette organisation qui vient précisément d'être dissoute par la Cour suprême le 28 décembre dernier. 
Le bureau du procureur accuse Mémorial d’avoir contrevenu à ses obligations en vertu de la loi sur les agents étrangers, une étiquette avec laquelle Mémorial doit composer depuis 2014.

"Cette loi est devenue l’outil de choix du gouvernement pour limiter la portée et le travail des organismes et des médias indépendants en Russie. Elle oblige entre autres ces organisations à se désigner comme des agents étrangers sur tout document d’information destiné au public.
« Vous savez, le paysage politique a changé avec Poutine. C’est indésirable de nommer les prisonniers politiques, et c’est ce que nous faisons. C’est indésirable aujourd’hui de dresser la liste des victimes de Staline. C’est indésirable de tenir le registre de ses bourreaux et des fonctionnaires de la Grande Terreur. Ce sont des secrets d’État, et les héros de la Grande Terreur soviétique sont aujourd’hui les héros de nos autorités. »—  Alexandre Tcherkassov, directeur général de Mémorial."

La façade du musée de Joseph Staline avec un buste du dictateur

PHOTO : RADIO-CANADA / TAMARA ALTERESCO


Dans le village de Korochevo, une jolie maison bleue, où le dictateur a passé une seule nuit près du front en 1943, héberge aujourd’hui le tout premier musée consacré au dictateur. "À l’intérieur, on célèbre le héros de guerre, mais pas un mot sur le Goulag, pas une seule mention à propos de la Grande Terreur et des millions de citoyens exécutés pendant ses 30 ans de règne sur l’empire soviétique."

Effrayant. Bon, je reviens à Alain Supiot, qui montre avec force comment la fonction du droit a été mal comprise même par certains grands esprits comme Michel Foucault, Pierre Bourdieu, ou Gilles Deleuze : " le respect dû à leur oeuvre et à leur effort de pensée oblige aussi à souligner l'étonnant appauvrissement de leur vison du droit par comparaison à la richesse et la subtilité de celles de leurs grands prédécesseurs, tels Durkheim, Mauss ou Gurvitch. Que le droit participe de la machine du pouvoir et soit un instrument de domination : qui le conteste ? On peut difficilement voir dans cette analyse un progrès des connaissances. En revanche, réduire le droit à cette fonction, c'est très certainement une régression dans sa connaissance et le signe d'une incompréhension du rôle nodal qu'il a joué dans la domestication du pouvoir. Le droit est certainement une technique de pouvoir, mais c'est une technique qui lie et limite le pouvoir, et c'est toute la difficulté de le bien penser." [C'est moi qui souligne]

Il enchaîne ensuite avec une critique acérée de Mille plateaux, de Deleuze et Guattari. Qui croyaient prendre, selon lui, le capitalisme de vitesse "alors qu'ils n'étaient que les fourriers de sa mutation ultra-libérale. Brandi par eux comme un emblème de la radicalité, le rhizome pourrait aujourd'hui servir de logo au capitalisme globalisé. Dans cet ordre sans limites territoriales, les réseaux économiques sont assez puissants pour déraciner le pouvoir des Etats, les identités étant réduites à des nombres sont interchangeables, et la contractualisation rend toute loi inutile, hors la loi du changement perpétuel."

Et j'en terminerai ce soir par le paragraphe suivant, qui introduit Simone Weil, que nous retrouverons plus largement dans l'article à venir (je pensais bien à l'origine l'inclure dans celui-ci, mais je n'avais pas prévu l'épisode Sakharov, qui s'est imposé à moi, et dont je ne soupçonnais pas un seul instant qu'elle allait déboucher sur l'actualité préoccupante de la dissolution de Mémorial).
"Cette rage de déraciner avait déjà été diagnostiquée par Simone Weil, qui y voyait "la plus dangereuse maladie des sociétés humaines", car elle étend progressivement à tous leurs membres la prolétarisation qui a d'abord été infligée aux ouvriers et aux peuples colonisés. Weil ne se berçait pas d'illusions sur les vertus révolutionnaires du déracinement, car elles avait compris, bien plus tôt et bien plus profondément que Deleuze et Guattari, qu'il participe de la dynamique du capitalisme. "L'argent, observe-t-elle, détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il l'emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu'il demande un effort d'attention tellement moins grand. Rien n'est si clair et si simple qu'un chiffre."

Ces extraits de Simone Weil sont issus de L'enracinement, ce texte que sa biographe Florence de Lussy n'hésite pas à qualifier d'immense. Quand je le lus, il y a bien longtemps maintenant, dans cette même collection Idées que le Berdiaev, j'en ai reçu moi aussi la plus vive impression. Ce qui s'y dit, à chaque ligne, touche au fondamental. Ecrit d'une seule coulée en 1943, à Londres, et resté inachevé (Simone Weil meurt le 24 août, à 34 ans, d'une crise cardiaque, consumée par la tuberculose), ce "plaidoyer pour une civilisation nouvelle" mériterait aujourd'hui d'être lu et relu non seulement par tous les hommes et femmes politiques qui prétendent aux plus hautes responsabilités, mais aussi par toutes celles et tous ceux auquel l'avenir du pays et du monde importe. C'est peut-être cela, cette lumière essentielle, qui brillait au fond de la nuit profonde de Noël.

[ Ajout du 11 janvier : une belle synchronicité :  je découvre aujourd'hui qu'Europe 1 a consacré, hier très précisément, une émission à Sakharov, avec le podcast Au coeur de l'histoire, conçu par Clémentine Portier-Kaltenbach. Sakharov, l'homme qui a aussi inventé la bombe. Une seconde partie vient d'être postée ce même jour. Dommage que l'écoute soit régulièrement parasitée par des spots de pub. ]

L'ancien site nucléaire de Semipalatinsk, au Kazakhstan, où travailla Sakharov. Les radiations libérées à Semipalatinsk depuis 1949 seraient plusieurs centaines de fois supérieures à celles de la catastrophe de Tchernobyl. Elles auraient causé des problèmes de santé à plus de 1,5 million d'habitants de la région, soit un Kazakhstanais sur 10 (Wikipedia)

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* "L'Etat interdit par la loi à toute organisation ou tout individu de troubler l'ordre économique de la société." Constitution de la République populaire de Chine, art. 15 (citation liminaire du chapitre 6 du livre). 

Cette simple phrase porte en elle une menace d'oppression redoutable. Les lanceurs d'alerte de la pandémie ne pouvaient que tomber sous le coup de la loi. Le docteur Li Wenliang, qui révéla très tôt les dangers du virus, fut ainsi arrêté avec huit autres médecins. "Le 1er janvier, la police de Wuhan l’interpelle avec sept de ses collègues, qui ont relayé l’alerte. Le 2 janvier, l’information est reprise par CCTV, la télévision d’Etat, qui ne mentionne pas que les huit personnes coupables de « répandre des fausses rumeurs » sont des médecins. Le 3 janvier, Li Wenliang doit signer un procès-verbal reconnaissant qu’« il perturbe l’ordre social ». « Votre action va au-delà de la loi. Vous envoyez des commentaires mensongers sur Internet. La police espère que vous allez collaborer. Serez-vous capable de cesser ces actions illégales ? Nous espérons que vous allez vous calmer, réfléchir, et nous vous mettons sévèrement en garde : si vous insistez et ne changez pas d’avis, si vous continuez vos activités illégales, vous allez être poursuivi par la loi. Comprenez-vous ? », peut-on lire sur le procès-verbal de la police que Li Wenliang publiera le 31 janvier."(Le Monde, 6 février 2020)

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