A la mémoire de Gaspard Ulliel
Mardi après-midi, appel de ma soeur : notre mère, atteinte d'un mal au ventre soudain, est aux urgences de Châteauroux. Prise de sang, scanner, il s'avère qu'une hernie inguinale qu'elle avait depuis quelque temps s'est étranglée et qu'il faut opérer sans délai. Le lendemain matin, elle est transportée dans l'unité de chirurgie vasculaire, tout semble s'être bien passé, mais comme les visites ne sont pas autorisées, nous ne pouvons communiquer que par téléphone. Elle est rassurée, le personnel médical est très gentil et attentionné.
Dans ce contexte un peu dramatique, peu enclin à lire et à écrire, je décide hier après-midi de regarder un film. Il y a longtemps que je ne suis pas allé sur Mubi, j'ai à peu près délaissé la plateforme depuis quelques mois. Après avoir passé en revue l'ensemble des films proposés, j'opte pour Juste la fin du monde, de Xavier Dolan. Pour au moins deux raisons : tout d'abord le titre, avec cette fin du monde qui me rappelle le film d'Abel Ferrara vu récemment. Je sais très bien qu'il ne s'agit pas du tout d'une apocalypse ou d'une dystopie à la Don't look up, cette fin du monde n'est que pour Louis, le personnage principal, qui, après douze ans d'absence, revient annoncer à sa mère, son frère et sa soeur qu'il va mourir. Je le sais, mais j'aime prolonger la vie des motifs qui traversent mes jours. Et puis, seconde raison, le film est une adaptation de la pièce du même nom de Jean-Luc Lagarce. Je n'ai pas joué cette pièce, mais en 2015, sous la direction de François Forêt, j'ai interprété l'un des personnages de Carthage encore, une pièce de jeunesse, publiée pour la première fois en 1979 et enregistrée par France Culture la même année. Une pièce qui n'est pas sans rapport non plus avec une fin du monde puisque sa présentation sur le site de l'éditeur se résume à ces lignes : "Après la catastrophe, ils sont bloqués là et rêvent de partir, de s'en sortir, s'enfuir. Mais comme la solidarité n'est pas leur fort, ils n'arrivent pas à grand-chose."
Non seulement je n'ai pas joué Juste la fin du monde, mais je ne l'ai jamais vu au théâtre, et j'avais raté le film quand il est sorti en salle. Je n'en connais que l'argument.
Le film est puissant, intense. Film traversé par un amour qui ne peut pas se dire, et qui passe alors par la violence, la colère, un langage qui cherche désespérément à trouver la formulation la plus juste et qui n'y parvient jamais vraiment. Film à l'image du poing suspendu de Vincent Cassel, de son oeil injecté de sang, entre larmes et rage.
Et puis un peu plus tard, cette nouvelle inscrite sur le smartphone. Gaspard Ulliel vient de mourir, à la suite d'un accident de ski en Savoie. Gaspard Ulliel, l'acteur qui joue Louis, cet écrivain qui vient annoncer sa mort prochaine et qui repartira sans l'avoir dit. Il avait reçu en 2017 le César du meilleur acteur pour ce rôle bouleversant.
Cette mort annoncée dans la fiction s'incarnait dans la réalité quelques heures plus tard. Quelle étrange facétie du hasard.
Et puis il y avait ces dates qui donnaient aussi matière à méditer : dans le film et la pièce, Louis a 34 ans. Jean-Luc Lagarce, né en 1957, meurt à l'âge de 38 ans. Et Gaspard Ulliel meurt à 37 ans. Je cherche la logique folle de tout cela. Je songe aussi qu'Andreï Makine, auquel je consacrai le dernier article, est né comme Lagarce en 1957, et que c'est au moment où l'un s'éteint, en 1995, que l'autre entre en pleine lumière en recevant le Goncourt qui lance véritablement sa carrière française.
Mais je songe aussi surtout à ces notes prises en 1995, au moment des répétitions de Carthage encore. J'avais alors délaissé le net pour écrire dans un carnet (Pantone bleu 18 - 3949), au crayon de papier. Le 12 juillet 2015, j'évoquai l'essai de Muriel Pic sur Sebald, (W.G. Sebald, L'image papillon, Presses du réel, 2009), et je m'interrogeai devant de troublantes similitudes entre certains dialogues de la pièce et un texte de Baudelaire mis en exergue du chapitre 1, un reliquat du Spleen de Paris, de 1869, sur un feuillet isolé, sans date, aujourd'hui à la bibliothèque Jacques-Doucet :
Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l'un sur l'autre. des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. -- Fissures, Lézardes. humidité promenant d'un réservoir situé près du ciel. -- Comment avertir les gens, les nations --? avertissons à l'oreille les plus intelligents.
Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n'a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l'issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n'ai jamais pu sortir. J'habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. -- Je calcule, en moi-même, pour m'amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d'ossements concassés. -- Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j'étais sûr de n'avoir trop de fatigue.
Ce texte stupéfiant, texte de fin du monde si l'on veut, une nouvelle fois, a été mis en vidéo par François Bon, qui en fait une lecture prenante. Il termine par ce commentaire sur un Baudelaire qui dit "notre aujourd'hui" :
Comme le narrateur baudelairien, les quatre personnages semblent ne plus pouvoir sortir de l'espace qui les enserre :
Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales
Une autre intervention énigmatique, celle du deuxième homme (celui que j'interprétais) évoquait fortement Symptômes de ruine :
Et deux répliques plus loin, un échange entre la deuxième femme et le deuxième homme fait comme écho à la dernière phrase de Baudelaire : alors que le narrateur voit de si terribles choses en rêve qu'il voudrait ne plus dormir, la deuxième femme affirme qu'elle rêve pourtant d'une nuit où elle pourrait dormir.
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Notons que nous retrouvons l'association tête-plafond à l'oeuvre dans le thème de la brèche en haut de la cathédrale.
Je notai pour finir qu'une recherche sur le net ne m'avait pas permis d'établir de lien avéré entre Lagarce et Baudelaire, mais qu'il y avait tout lieu de supposer, dans cette oeuvre de jeunesse, une influence au moins partielle du grand poète. Symptômes de ruine serait en somme l'une des matrices de Carthage encore.
Affiche de la pièce (Sébastien Cé) |
Le texte de Baudelaire, je le retrouvai quelques années plus tard à la fin de l'essai de Roberto Calasso, L'innommable actuel (Gallimard, 2019). Il en forme d'ailleurs à lui seul la très courte troisième partie, intitulée Apparition des tours. Le grand érudit italien dit que Baudelaire raconte l'écroulement d'une tour immense, que l'on appellerait un jour "gratte-ciel": "cet avertissement chuchoté dut, lui aussi, attendre plus d'un siècle avant d'être imprimé. Et personne ne le remarqua. Les "nations" n'eurent pas le temps de se rendre compte de ce qui les attendait. Tout est arrivé en rêve, un de ces rêves auxquels Baudelaire était accoutumé : ceux qui donnent envie de ne plus jamais dormir." Et après avoir cité le texte, Calasso termine en ajoutant :"Quand la "nouvelle"de ce rêve parvint aux "nations", tout correspondait, à l'exception d'un ajout : les tours étaient deux - et jumelles."
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