Samedi dernier, j'achète à Arcanes le premier volume des Démons de Dostoïevski, dans la traduction d'André Markowicz. Mais un autre livre, soudain, m'interpelle avec sa belle couverture rouge et noire, rideau d'arbres au tronc fin laissant voir dans ses fentes le ruban lisse d'un fleuve. Colonne, d'Adrien Bosc. Je feuillette, il est question de la philosophe Simone Weil, celle-là même que citait Alain Supiot à la fin de ce chapitre 6 que j'avais revu à la suite de la relecture de Les sources et le sens du communisme russe, de Nicolas Berdiaev. En cette même année 1936 où le philosophe exilé en France achevait son essai, Simone Weil rejoignait l'Espagne pour s'engager dans les Brigades internationales de la colonne Durutti. C'est cet épisode intense et douloureux, sur lequel il existe peu de documents, "un passeport, des notes éparses d'un "Journal d'Espagne dont il reste trente-quatre feuillets, des lettres et des photographies en uniforme", que nous conte Adrien Bosc, qui n'est pas un inconnu pour nous, comme en témoignent les cinq articles où il apparaît.
Je l'avais découvert à travers son premier roman, Constellation, qui raconte la catastrophe aérienne du Lockeed Constellation F-BAZN d'Air France qui s'élance d'Orly au soir du 27 octobre 1949. A son bord, il y avait onze membres d'équipage et trente-sept passagers, dont quelques célébrités, la violoniste prodige Ginette Neveu et le boxeur Marcel Cerdan. Cerdan qui part à New York avec l'ambition de reconquérir son titre de champion du monde contre le Taureau du Bronx, Jake LaMotta. Trois places prises au dernier moment, à cause de l'impatience d'Edith Piaf, qui a supplié son amant de venir la rejoindre au plus vite. Le droit de priorité accordé au champion a laissé à terre un jeune couple, Edith et Philip Newton, ainsi qu'une certaine Mme Erdmann. Mais quelques heures plus tard, l'avion, qui devait faire escale aux Açores, ne répond plus. On retrouvera le lendemain l'épave fracassée sur les pentes du Mont Redondo, sur l'île de São Miguel. Il n’y a aucun survivant.
Constellation, c'était le nom de l'avion, mais c'était aussi la métaphore de ces quarante-huit hommes et femmes, dont le destin se croisait en cette nuit fatale. Autant de trajectoires diverses que l'auteur, après une enquête longue et serrée, s' employait à reconstituer. Agitant une poignée de questions qui ne pouvaient me laisser insensible, je cite la quatrième de couverture : Quel est l’enchaînement d’infimes causalités qui, mises bout à bout, ont précipité l’avion vers le mont Redondo ? Quel est le hasard objectif, notion chère aux surréalistes, qui rend « nécessaire » ce tombeau d’acier ?
Deux mois plus tard, en novembre 2014 donc, Adrien Bosc, âgé seulement de 28 ans, reçut le Grand Prix du roman de l'Académie française. Il déclarait alors : "Constellation est un livre très important pour moi. Il sonde le destin, les coïncidences qui font qu'on prend tel avion plutôt que tel autre". Et aussi : "Ce roman questionne le hasard, la synchronicité des dates et des chiffres. C'est mon obsession." C'était aussi la mienne, vous vous en doutez un peu. j'écrivais alors que c'était complètement stupide, mais ce prix c'est un peu comme si je l'avais reçu moi-même, j'en étais bêtement heureux moi aussi. Adrien Bosc confiait également qu'il était "d'autant plus ému de recevoir le prix de l'Académie française " que son livre préféré est "Le journal d'un curé de campagne" de GeorgesBernanos qui l'avait reçu en 1936. Et je notais encore que le démon de l'analogie ne le quittait pas, à l'évidence, pas plus qu'il ne me quittait moi-même.
Or, Bernanos est l'autre grand personnage de Colonne. Il apparaît à la page 93, avec la reproduction de la lettre que Simone Weil lui a adressée en 1938. Installé à Majorque, l'écrivain fêtait justement le 18 juillet son prix de l'Académie française avec la bourgeoisie locale lorsque certains éléments de l'armée se mutinèrent contre la République, un putsch qui marquait le début de la guerre civile dans la péninsule. Le monarchiste Bernanos, au départ favorable à la Phalange (où s'engagea par ailleurs son fils Yves), fut de plus en plus révolté devant les exactions des franquistes, appuyés par un contingent de fascistes italiens : exécutions sommaires, familles entières assassinées sur la foi d'une dénonciation. Devant cette capitulation morale, la complicité du clergé espagnol, il tirera Les Grands Cimetières sous la lune, qui précipitera sa rupture avec l'Action française.
Adrien Bosc a évoqué la lettre de Simone Weil en septembre dernier à Guéret pour les Rencontres de Chaminadour, où Lydie Salvayre marchait sur les grands chemins de Georges Bernanos. C'est à la mort de l'écrivain, le 5 juillet 1948, qu'on la retrouva à l'intérieur de son portefeuille : "Une grande feuille de papier fatigué, pliée en huit et glissée dans une poche en revers. (...) Dix ans à l'abri, transportée de veste en veste. C'était l'une des deux lettres, avec celle reçue de Mgr Fontenelle, que Bernanos avait conservées dans son portefeuille jusqu'à la fin. On ne sait s'il répond. Sans doute non. Aucune trace dans les fonds d'archives. Elle y raconte sa guerre d'Espagne et sa lecture des Grands Cimetières sous la lune. Elle témoigne de sa désillusion en miroir du récit des opérations sanglantes des nationalistes et des troupes italiennes sur l'île de Majorque que raconte Bernanos." (p. 107)
Je découvre aujourd'hui seulement, dans la rédaction même de cet article, que Colonne avait l'objet d'une recension dans Diacritik, sous la plume de Laurent Demanze,lui aussi familier de Chaminadour, et que j'ai évoqué récemment (voir Chorda Achillis et Godzilla) à travers sa lecture avisée de Bruno Remaury (qui concluait lui aussi une trilogie) : "Avec Colonne, Adrien Bosc clôt avec élégance sa trilogie de non-fiction, commencée avec Constellation et poursuivie quelques années plus tard avec Capitaine. Il explore, récit après récit, les communautés provisoires, en marge de l’histoire notamment : dans l’avion Constellation, avec à son bord trente-sept passagers dont Marcel Cerdan et Ginette Neveu, ou dans un navire conduisant notamment Breton et Lévi-Strauss aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est encore dans le sillage de la guerre que se forme ici une communauté éphémère et disparate : c’est la colonne Durruti, rassemblant pour beaucoup des anarchistes de tous pays, au commencement de la guerre d’Espagne en août 1936."
En replongeant dans Constellation (avec une sorte de remords, car j'avais eu le projet en 2014 de reprendre pas à pas chaque chapitre du livre et d'en développer les ramifications - projet que j'ai délaissé), je me suis porté vers le post-scriptum, intitulé Le mariage des vieux amants. Dans cet ultime chapitre, Bosc commence par évoquer le poème Fernando de Noronha, de Blaise Cendrars, noté alors qu'il était dans un avion pour Lisbonne :
De loin on dirait une cathédrale engloutie De près C'est une île aux couleurs si intenses que le vert de l'herbe est tout doré
Il écrit encore qu'il y trouvait une description fidèle des Açores, bien que "les Açores ne ressemblent en rien à l'archipel brésilien de Fernando de Noronha où le vert tropical chute dans le bleu turquoise des lagunes. Vingt et une îles, perdues à plus de cinq cent kilomètres de Recife. C'est en tombant sur le rapport d'enquête du crash du Paris-Rio qu'un lien étonnant naissait." Adrien Bosc parle ici bien sûr de la catastrophe du 31 mai 2009, où le vol AF447 Rio-Paris s'est abîmé dans l'Atlantique, causant la mort de 228 personnes. Le rapatriement des premières dépouilles s'effectuera depuis l'aérodrome de Fernando de Noronha.
Adrien Bosc enchaîne aussitôt avec ce jour funeste où Blaise Cendrars perd son bras droit le 28 septembre 1915, au cours d'une offensive en Champagne. Et toujours sans transition il passe à cette "fiévreuse nuit d'écriture, le 1er septembre 1916, (où) il retrouve l'inspiration, ce sera La Fin du monde filmée par l'ange Notre-Dame."
La notice de wikipedia donne une date différente ("Au cours de l'été 1917, qu'il passe à Méréville (Seine-et-Oise, aujourd'hui Essonne), il découvre son identité nouvelle d'homme et de poète de la main gauche, en rédigeant, au cours de sa « plus belle nuit d'écriture », le 1er septembre, La Fin du monde filmée par l'Ange N.-D.")C'est Wiki qui a sans doute raison car le Centre d'études Blaise Cendrars, sur sa page Constallation-Cendrars, signale aussi que c'est en 1917 que le poète s'installe à Méréville : "été d’intense création (L’Eubage, Moravagine, La Fin du Monde filmée par l’Ange Notre-Dame). Publication de Profond Aujourd’hui.." C'est cette année-là aussi qu'il rencontre la comédienne Raymone Duchâteau, qu'il finira par épouser, mais bien plus tard et pas n'importe quel jour : "Quand tu aimes, il faut revenir. Le 27 octobre 1949, tandis qu'un avion au nom de Constellation décolle d'Orly, à Sigriswil, dans l'Oberland bernois, le poète Blaise Cendrars se marie avec son aimée de toujours, Raymone Duchâteau. Le mariage des vieux amants, dans une auberge suisse allemande, voyage de fiançailles d'abord, l'anneau scelle le retour au pays natal. Blaise l'apatride s'est trouvé une patrie. Parti pour ne pas revenir, au seuil de sa vie, il trouve dans le village de Sigriswil la terre des ancêtres."(p. 191)
Mais revenons un instant sur cette Fin du monde filmée par l'ange Notre-Dame.*Wikipedia continue en affirmant que "Commence alors une période d'activité créatrice intense placée sous le signe tutélaire de la constellation d'Orion, dans laquelle la main droite du poète s'est exilée." Et Adrien Bosc ne dit pas autre chose quand il écrit : "Sous le signe de la constellation d'Orion, le membre fantôme est monté au ciel et lui insuffle en muse les vers élastiques de la modernité, le poète de la main gauche est né", mais quand il ajoute, après avoir rappelé qu'Orion a été élevé au ciel après avoir piqué par le dard du scorpion d'Artémis, que "Scorpion et Orion sont côte à côte en constellations", il se trompe. Dans l'une des versions de sa mort, ce chasseur émérite ne cessait de se vanter de ses prouesses. Une arrogance qui déplut si fortement à Héra (dans une autre version, il s'agit en effet d'Artémis) qu'elle commanda à un scorpion de le piquer. Orion succombant au venin du petit animal fut transformé en constellation, mais comme Héra n'avait pas oublié de porter également au ciel le loyal scorpion, Zeus intervint en faisant en sorte qu'Orion et le Scorpion ne puissent jamais s'atteindre ; c'est pour cela que lorsqu'Orion se lève à l'horizon Est, le Scorpion se couche à l'horizon Ouest. Scorpion et Orion ne sont donc jamais visibles en même temps dans le ciel, ils ne sont jamais côte à côte.
Bon, on n'en voudra pas plus que ça à Adrien Bosc, qui écrit ensuite que Blaise transpose au mythe grec la légende personnelle de la main sidérale : "Arrachée, prise dans la mélasse boueuse des sentiers de la gloire, elle rejoint comme les cinq doigts de la main les nébuleuses d'Orion. Enchantement, assomption d'une main d'écriture s'agglomérant à Bételgeuse, l'étoile majeure du thème astral scintille :
C'est mon étoile Elle a la forme d'une main C'est ma main montée au ciel
Durant toute la guerre je voyais Orion par un créneau Quand les Zeppelins venaient bombarder Paris ils venaient toujours d'Orion Aujourd'hui je l'ai au-dessus de ma tête Le grand mât perce la paume de cette main qui doit souffrir Comme ma main coupée me fait souffrir percée qu'elle est par un dard continuel
J'ai retrouvé ce poème dans le recueil Au coeur du monde, Poésies complètes 1924-1929, publié en Poésie/Gallimard**. Et curieusement, sur la page suivante, nous trouvons un autre poème consacré à Fernando de Noronha :
Un bref passage dans Colonne me fut une réminiscence de la constellation. Le 14 mai 1942, Simone Weil s'embarquait avec ses parents Bernard et Selma à bord du paquebot Maréchal-Lyautey. Après Oran, le navire fit escale à Casablanca, où les passagers furent débarqués et logés de force dans un camp. Adrien Bosc note qu'à Gustave Thibon, elle confie, comme une lettre de testament, la proprieté de ses cahiers, puis qu'en observant le ciel nu d'Afrique, elle écrivait à un ami : "Je penserai à toi en regardant Orion, que tu m'as montré jadis et qui est devenu aussitôt ma propriété personnelle."
Adrien Bosc ne donne pas le nom de cet ami, et je n'ai retrouvé nulle part une autre occurrence de cette lettre. De là à penser qu'il a inventé ce détail (qui cadre si bien avec le motif cendrarsien, bien que Cendrars ne soit jamais invoqué dans Colonne), non, je ne me le permettrai pas...
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* Ce titre me fait penser que nous avons regardé hier soir 4h44, dernier jour sur Terre, le film d'Abel Ferrara, sorti en 2012. Il n'eut pas le succès phénoménal de Don't look up, actuellement sur Netflix et que tout le monde semble avoir vu. Je n'en avais d'ailleurs jamais entendu parler, il se trouve que j'ai déniché le DVD à Noz en décembre dernier. Le film montre les dernières heures du monde du point de vue d'un couple, Cisco (Willem Dafoe), ancien drogué, et Skye (Shanyn Leigh), artiste bouddhiste, retranchés dans leur loft new-yorkais. Jean-François Rauger, dans Le Monde du 18 décembre 2012, écrit les lignes suivantes qui entrent en résonance avec les toutes premières lignes de cet article :
"Le cinéma d'Abel Ferrara a toujours donné corps à une philosophie morale. Quel sens donner à nos actes si personne ne les voit ? Si Dieu est aveugle, la distinction entre le bien et le mal est-elle légitime ?
Ce questionnement quasi dostoïevskien est littéralement celui du spectateur qui assistait aux méfaits sans conscience d'un gangster luciférien (The King of New York), d'un policier corrompu et défoncé (Bad Lieutenant), d'un couple de petits bourgeois trafiquants de drogue (R'Xmas)."
** Un volume qui ne m'appartient pas : je l'avais emprunté à la mère de Violette et Gabriel (il faudra que je lui rende). Je note qu'il lui a été offert par une amie le 1er septembre 1994, 77 ans jour pour jour après la "plus belle nuit d'écriture".
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