samedi 22 janvier 2022

De l'épectase

« Et ce Félix Faure qu’est-ce qu’il est devenu ? »
- Il est mort subitement à l’Elysée. Dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil…
C’est cette phrase qui sonna le glas de mon enfance.
« Il est mort dans les bras de sa maîtresse… »
La beauté tragique de ces quelques mots me bouleversa. Tout un monde nouveau déferla en moi.
D’ailleurs, cette révélation me frappa avant tout par son décor : cette scène amoureuse et mortelle s’était déroulée à l’Elysée ! Au palais présidentiel ! Au sommet de cette pyramide du pouvoir, de la gloire, de la célébrité mondaine… Je me figurais un intérieur luxueux avec des gogelins, des dorures, des enfilades de glaces. Au milieu de cette munificence – un homme (le président de la République !) et une femme unis dans un enlacement fougueux…"

Andreï Makine, Le testament français, Mercure de France, 1995.

Dans son dernier article, Preuve Par 3, Rémi Schulz revient à un moment donné sur la trilogie d'Adrien Bosc (Constellation, Capitaine, Colonne) dont il remarque par exemple que les titres consistent en un mot unique débutant par la lettre C, 3e de l'alphabet. Cependant, c'est sur un autre passage de l'article que je veux porter maintenant mon attention. En effet, quand j'ai abordé l'oeuvre d'Andreï Makine, à travers le roman qui l'a révélé au grand public, Le testament français, je n'avais pas du tout évoqué une anecdote, qui a pourtant revêtu une importance considérable pour l'écrivain, comme le montre l'extrait cité en exergue, à savoir la mort du président Félix Faure dans les bras de sa maîtresse, anecdote racontée par Charlotte Lemonnier, la grand-mère du narrateur.  Or, il se trouve que ce fait divers fut le théâtre d'une coïncidence personnelle pour Rémi : 
"Le soir de ce même jour, il y a eu un échange sur la liste Oulipo dont je n'ai pris connaissance que le lendemain matin. Un membre employait dans un texte le mot "épectase", et un colistier donnait quelques précisions sur ce mot, qui n'a pris le sens de "mort orgasmique" qu'après le décès du cardinal Daniélou chez une prostituée. Il citait aussi, avec lien à l'appui, le cas célèbre du président Félix Faure, lequel mourut à l'Elysée en 1899 alors que la courtisane Meg Steinheil lui prodiguait une gâterie buccale.
Le colistier rappelait également le surnom qui avait été donné alors à Meg Steinheil, la "pompe funèbre".

J'ai donc lu ceci le matin du 13. Peu après, sur un site de streaming, un hasard m'a fait découvrir une série diffusée en février 2021 sur Canal+, loupée alors car des circonstances relatées ailleurs m'avaient éloigné de l'actualité audiovisuelle. Il s'agit donc de Paris Police 1900, une série romançant l'activité des ligues nationalistes en 1899, lesquelles ont été proches de déclencher un coup d'état.
Le premier plan montre Meg Steinheil s'activant entre les jambes de Félix Faure, puis la crise de celui-ci...
Elle joue ensuite un rôle important dans l'intrigue, le chef de la police l'utilisant pour infiltrer les ligues. On lui attribue pour nom de code "pompe funèbre", prétendument trouvé par un policier."

Marguerite "Meg" Steinheil, par Léon Bonnat, 1899.

Le roman de Makine ne fera pas du tout état de ces sous-entendus grivois, et s'en tiendra chastement  à la vision plus romantique du président rendant son dernier souffle dans les bras aimants de sa maîtresse.

Il est amusant par ailleurs de retrouver trace de cet épisode dans la réponse au discours de réception d'Andreï Makine à l'Académie française, réponse donnée par Dominique Fernandez le 15 décembre 2016 :

[...] Le rôle d’une grand-mère, réelle ou imaginaire, nommée tantôt Charlotte et tantôt Alexandra, qui aurait été la fille d’un médecin parti dans la Russie dans une mission humanitaire, a été capital. Cette vieille femme, échouée en Sibérie au début du xxe siècle, possédait de nombreux livres français, une malle pleine de coupures de journaux parisiens d’autrefois, et, plus précieuse encore, une mémoire où les souvenirs de Paris s’entrechoquaient bizarrement. Charlotte, savoureusement ressuscitée dans Le Testament français, évoquait la visite de Nicolas II à Paris, les fêtes organisées en son honneur, ce qui vous jetait dans un grand trouble, car le mot « tsar » prononcé en russe dressait, sous vos yeux de pionnier soviétique dûment endoctriné, un tyran cruel et sanguinaire, alors que le même mot, adouci en français, « tsar », s’emplissait pour vous de lumières, d’éclats de lustres, de reflets d’épaules féminines nues glissant dans le bal de l’Opéra. Charlotte vous racontait la mort du président Félix Faure dans les bras de Marguerite Steinheil, révélation pour vous de la puissance proprement foudroyante de l’amour, elle vous racontait la crue de 1910, quand les députés se rendaient en barque à la Chambre, dans « le silence sommeillant de Paris inondé » [c'est moi qui souligne]

Et un peu plus loin, c'est même l'épectase qui resurgit :

"Vous êtes un amoureux de notre langue, vous avez ressuscité d’anciens mots oubliés, tels « estran », partie du littoral alternativement sèche et baignée, « matras », vase au col étroit et long employé en alchimie, « sirventès », poème moral ou satirique, « chitineux », pour désigner la membrane des insectes. Qui, à part vous, dirait que le fameux Félix Faure est mort d’« épectase » dans les bras de sa maîtresse ? [...]

Evelyne Brochu (Meg Steinheil dans la série Paris Police 1900)

__________________

Ajout du 24/01 :  Dominique Fernandez déclare : "Qui, à part vous, dirait que le fameux Félix Faure est mort d’« épectase » dans les bras de sa maîtresse ?" Le lendemain, je suis revenu sur cette affirmation et j'ai été pris d'un doute : je n'avais aucun souvenir d'avoir croisé le mot épectase à la lecture du Testament français. Il fallait vérifier : j'ai donc reparcouru l'ouvrage et constaté, en effet, que malgré plusieurs mentions de Marguerite Steinheil et Félix Faure, il n'était jamais fait usage du mot d'épectase (si je me trompe, qu'on me démente sur l'heure en me donnant la page qui le renfermerait). Une recherche Google sur Makine + épectase ne pointe d'ailleurs que vers le texte de Dominique Fernandez). L'épectase fait halluciner les académiciens...

Aucun commentaire: