Avec Nicolas Berdiaev, la Russie était revenue dans mon viseur (n'oublions pas qu'Andreï Tarkovski est sur le podium de ma nébuleuse). Le moment me sembla venu de lire enfin ce roman arraché au désherbage de la médiathèque, Le testament français d'un autre Andreï, Andreï Makine. Un livre couronné de prix, qui cumula en 1995 le Goncourt, le Médicis et le Goncourt des lycéens. Un triomphe qui valut à son auteur la nationalité française (qui lui avait été refusée en 1991). Depuis son étoile a, semble-t-il, légèrement pâli, malgré une entrée en 2016 à l'Académie française (dont il est à ce jour le plus jeune membre).
Au centre du roman se trouve Charlotte Lemonnier, grand-mère maternelle du narrateur, née à Neuilly-sur-Seine, mariée à Fiodor, qui disparaîtra pendant la seconde guerre mondiale, sera annoncé mort par deux fois, avant de la rejoindre dans cette petite ville de Saranza, aux confins des steppes infinies.
"Il était revenu quand les feux de la Victoire s’étaient depuis longtemps éteints. La vie reprenait son cours quotidien. Il revenait trop tard. « Je dois lui paraître très vieille », pensa soudain Charlotte, mais même cette idée ne sut pas rompre l’étrange manque d’émotion dans son cœur, cette indifférence qui la laissait perplexe.
Elle pleura seulement quand elle vit son corps. Un corps criblé de cicatrices, de balafres… Des mots étonnés se formèrent en elle : « Moi, Charlotte Lemonnier, je suis là, dans cette isba ensevelie sous l’herbe des steppes, avec cet homme, ce soldat au corps lacéré de blessures, le père de mes enfants, l’homme que j’aime tant… »
Il vécut moins d’un an… Un peu avant sa mort, en hiver, ils déménagèrent dans l’appartement où, enfants, nous viendrions rejoindre Charlotte, chaque été."
Charlotte qui, chaque été donc, raconte la France à Aliocha et à sa soeur, dans cette langue imprégnée de Nerval et de Baudelaire. La France qui apparaît à l'horizon comme une Atlantide brumeuse sortant des flots, Seine en crue de 1910 qui oblige les parlementaires à se rendre en barque à l'Assemblée nationale. L'inspiration est largement autobiographique, c'est un fait très clairement établi dès la publication du livre, mais celui-ci est roman et non récit et, de même que l'on apprendra qu'Aliocha est le fils d'une femme morte dans un camp de travail et qu'aucun sang français ne coule dans ses veines, de même ai-je lu que Charlotte Lemonnier était la nounou française de l'écrivain. Pas de double identité russo-française pour Andreï Makine, autre que celle qu'il choisit délibérément en s'installant dans ce pays, sans papiers tout d'abord.
La force et la dignité d'une femme le plus souvent seule dans un pays étranger, immense, traversé par des malheurs de toutes sortes, voilà le livre puissant qu'est Le testament français. Et puissant, il l'est aussi par son écriture, par cette langue française qui est en soi-même l'un de ses motifs récurrents et qui est si magnifiquement maîtrisée (dans un prochain article, je développerai une parenté - qui, à ma connaissance, ne me semble pas avoir été perçue jusqu'ici -, avec l'oeuvre de Maurice Genevoix).
Makine, c'est aussi une tentative de réponse à cette énigme du comment vivre en des temps de malheur. Charlotte, dans sa ville sibérienne, en ce temps de Goulag, où rôde le fantôme de ce monstre de Béria (dont nous avons vu l'importance dans le destin de Sakharov), Charlotte malgré tout vit, parle avec chacun, même avec celui dont tout le monde a peur, l'ivrogne Gavrilych, et se nourrit de la poésie de ces "espaces sans jalons" sur lesquels ouvrent les rues ventées de Saranza.
Un jour, Charlotte raconte comment elle a défié la peur qu'inspiraient les cimetières à une petite bande de jeunes qu'elle avait rencontrée. Elle alla accrocher à la nuit tombée une sienne sacoche dans l'endroit le plus reculé, le plus solitaire et ombreux de la nécropole : "C'est en imaginant cette sacoche féminine au milieu des croix, sous le ciel de Sibérie, que je commençai à pressentir l'incroyable destinée des choses. Elles voyageaient, accumulaient sous leur surface banale les époques de notre vie, reliant des instants si éloignés." (p. 93)
Et, lisant ces lignes, je ne pus m'empêcher de me remémorer un passage étonnamment semblable de Colonne, d'Adrien Bosc, tout frais en ma mémoire : "Des instants séparés et pourtant réunis, des histoires se tissent, s'emmêlent et forment une seule étoffe, dont on dirait qu'elle est indémaillable. Des destins se croisent sans s'apercevoir, des tragédies s'écrivent sans dialogues, mais on peut tendre l'oreille pour écouter les récits enchevêtrés."(p. 108)
Une même thématique de l'instant émerge de ces deux passages. A l'Humanité, Makine déclarait en 1995 qu'il écrivait pour suspendre l'instant : il échappe au temps destructeur et c'est l'éternité tout entière qui s'y inscrit. De cette conjonction qui semble paradoxale relève bien le titre de ce roman postérieur : Le livre des brèves amours éternelles. J'en ai rendu compte en mai 2013 en un article où je racontais avoir acheté le livre en même temps que celui de Denis Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard, qui annonçait la couleur dès la quatrième de couverture : "Découvertes inattendues, rencontres singulières, coïncidences troublantes : au cours de nos vies, l'essentiel arrive souvent par hasard. Dans une promenade où se croisent les souvenirs familiaux, les exploits sportifs et un riche bagage littéraire, Denis Grozdanovitch nous invite à desserrer les contraintes d'un esprit trop rationnel. Depuis les prouesses au tennis de Roger Federer jusqu'aux présages dont semblent parfois porteurs les animaux - que ce soit dans nos rêves ou dans la réalité -, en passant par la réapparition d'objets que l'on croyait perdus, l'auteur sait mélanger la grande histoire et l'anecdote, le plus anodin et le plus profond."
On comprend bien que j'étais là en domaine familier. Un autre passage de Makine dans Le testament français lui fait écho : "Par un hasard farfelu (je savais déjà que le réel est fait de répétitions invraisemblables que pourchassent, comme un grave défaut, les auteurs de romans), nous nous rencontrâmes de nouveau, le lendemain." (p. 209)
Le 8 mai 2013, je notai une de ces coïncidences troublantes : "Cherchant sur le net une image du livre pour illustrer ce billet, je découvre sur la page de Google images la couverture d'un autre livre de Denis Grozdanovitch (que je ne connaissais pas), intitulé Brefs aperçus sur l'éternel féminin. Or, j'ai déjà signalé la coïncidence d'achat, le 27 mars de cette année, entre le livre dont je parle aujourd'hui et le roman de Makine, Le livre des brèves amours éternelles.
Outre que les deux adjectifs antonymes, bref et éternel, sont présents dans les deux titres, il y a dans les couvertures de ces ouvrages, tous les deux publiés au Seuil, une remarquable parenté des visages, paupières baissées de ces deux belles figures féminines. On a l'impression d'une carte à jouer où la reine de cœur se décline de chaque côté de la diagonale. On me dira que le même graphiste a peut-être composé ces deux pages. Peut-être.
Mais voici que la page où j'ai puisé cette image de Judith prolonge ce billet de manière inattendue. Riverland, se nomme-t-elle. Et le premier texte qui s'y donne à lire est celui-ci :
Chaque été, je retrouve la rivière de mon enfance. Je pèche, je nage. J’étudie les mœurs des nautonectes. L’eau est froide. Comme on dit, elle saisit les chairs. On se souvient qu’on a un corps.
Et le second paragraphe évoque Gracq évoquant Nerval :
Julien Gracq, dans les Eaux étroites, ouvrage qu’il consacre à l’Èvre de son enfance, cite l'un des plus beaux poèmes de Nerval, superbe précipité de l’imaginaire romantique : [Il s'agit de Fantaisie]"
Or, ce poème de Nerval - je ne pouvais le savoir à l'époque, n'ayant pas encore lu Le testament français -, est précisément au coeur de ce roman :
"La voix de Charlotte était chantante comme la voulaient ces vers :
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets...La magie de ce poème de Narval fit surgir de l'ombre du soir un château du temps de Louis XIII et la châtelaine "blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens "..." (p. 100)
Et les autres strophes du poème sont données soixante-douze pages et un été plus tard. Il est essentiel d'en restituer le contexte car c'est toute la poétique de l'auteur qui se trouve là rassemblée. Aliocha a rejoint seul Charlotte à Saranza, il écrit que c'était une journée particulière, à la fin du mois d'août, fraîche et ensoleillée, quand le vent froid franchissant l'Oural apportait dans la steppe le premier souffle de l'automne. Le jeune garçon a l'impression d'avoir épuisé le savoir de son aïeule, qu'il n'y a plus rien à apprendre de sa France. C'est alors que se retourne la coupure de presse extraite de la valise sibérienne qui contient les souvenirs français de Charlotte : apparaissent trois femmes posant devant l'objectif, "trois élégantes avec leurs grands yeux ombrés de noir, leurs volumineux chapeaux aux rubans en velours sombre". Il tente d'en faire ses maîtresses imaginaires mais n'y parvient pas et referme la valise :
"A quoi, en fin de compte, leur beauté a-t-elle servi ? pensai-je avec une clarté subite, tranchante comme cette lumière du couchant. Oui, à quoi ont servi leurs beaux seins, leurs hanches, leurs robes qui moulaient si joliment leur jeune corps ? Etre si belles et se retrouver enfouies dans une vieille valise, dans une ville ensoleillée et poussiéreuse, perdue au milieu d'une plaine infinie ! Dans cette Saranza dont, de leur vivant, elles avaient pas la moindre idée... Tout ce qui reste d'elles, c'est donc ce cliché, rescapé d'une suite inimaginable de grands et de petits hasards, conservé uniquement comme le revers de la page évoquant le raid automobile Pékin-Paris. Et même Charlotte ne garde plus souvenir de ces trois silhouettes féminines. Moi, seul sur cette terre, je préserve le dernier fil qui les unit au monde des vivants ! Ma mémoire est leur ultime refuge, leur dernier séjour avant l'oubli définitif, total."
"Car soudain, par tous mes sens, je me transportai dans l'instant que le sourire des trois élégantes avait suspendu. Je me retrouvai dans le climat de ses odeurs automnales, mes narines palpitèrent tant l'arôme amer des feuilles était pénétrant. Je clignais des yeux sous le soleil qui perçait à travers les branches. J'entendis le bruit lointain d'un phaéton roulant sur les pavés. Et le ruissellement encore confus de quelques répliques amusées que les trois femmes échangeaient avant de se figer devant le photographe... Oui, intensément, pleinement, je vivais leur temps !"
Il est presque effrayé de cette immersion soudaine dans un temps d'autrefois. Retournant à la photo, elle semble s'ouvrir devant lui, se creuser en une troisième dimension, puis il ferme les yeux, "l'instant était en moi". La magie du passé transfiguré à la fois l'exalte et le brise. Le sésame d'autres phrases le transporte sur d'autres visions. C'est la littérature qui se donne à lui en cet instant, la vocation offerte par l'alchimie du verbe, "une étrange folie".
C'est alors que Charlotte rentre du cimetière où elle entretient la tombe de Fiodor. Il dit attendre d'elle un de ces contes d'enfant de ses jeunes années, un souvenir familier et lisse qui l'aiderait à oublier sa folie passagère, mais elle propose plutôt de lui lire un poème :
"Et j'avais vivre un début de nuit, le plus extraordinaire de ma vie. Car Charlotte ne put longtemps mettre la main sur le livre qu'elle cherchait. Et avec cette merveilleuse liberté avec laquelle nous la voyions parfois bouleverser l'ordre des choses, elle, femme par ailleurs ordonnée et pointilleuse, transforma la nuit en une longue veillée."
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… – et dont je me souviens !
Nous ne nous dîmes plus rien durant cette nuit insolite. Avant de m'endormir, je pensai à cet homme qui, dans le pays de ma grand-mère, il y a un siècle et demi, avait eu le courage de raconter sa "folie" - cet instant rêvé, plus vrai que n'importe quelle réalité de bon sens."
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