Tolkien, Jung. Jung, Tolkien. Sur ces deux grands noms s'est achevée l'année 2021. Alors, pour commencer en douceur cette année nouvelle sous le signe du deux, amusons-nous au jeu du miroir : quand le Suisse Jung rêve de l'Angleterre et que le britannique Tolkien randonne en Suisse.
A l'été 1911, Tolkien, âgé de 19 ans, est en effet invité par sa tante Jane Neave à participer à une grande excursion dans les Alpes helvétiques. Jane était une des premières femmes diplômées de sciences du Royaume Uni. Cette année-là, elle occupait le premier poste de directrice (Lady Warden) au college University Hall de l’Université écossaise de St Andrews, où elle s’était liée avec James et Ellen Brookes-Smith, un couple aisé. Ce sont eux qui sont à l'origine du périple.
Tolkien pourrait être le 6ème en partant de la droite, tandis que Jane Neave semble être juste à côté de lui, au centre de la photo. |
Le Hobbit (Extrait - Chapitre 3 « Une brève halte »)
"Puis ils parvinrent au bord d’une dépression abrupte - si soudainement que la monture de Gandalf faillit glisser en bas."Nous y voilà enfin !", annonça-t-il, et les autres s’assemblèrent autour de lui pour contempler la vue. Loin en bas s’étendait une vallée. Ils pouvaient entendre la voix d’un torrent qui coulait, tout au fond, dans son lit de pierres ; le parfum des arbres flottait dans l’air, et il y avait une lueur sur le versant opposé, de l’autre côté d’un cours d’eau.Bilbo n’oublia jamais comment, ce soir-là au crépuscule, ils dégringolèrent le chemin sinueux et escarpé qui menait dans la vallée secrète de Fendeval. L’air se réchauffait à mesure qu’ils descendaient, et l’odeur de pin lui donnait sommeil, si bien que, de temps à autre, il s’endormait et manquait de tomber, ou se cognait le nez sur l’encolure du poney. Plus ils s’enfonçaient dans la vallée, plus ils reprenaient courage. Les pins cédèrent le pas aux hêtres et aux chênes. Il y avait dans le soir une atmosphère réconfortante. Les dernières touches de vert avaient presque disparu dans l’herbe lorsqu’ils arrivèrent enfin à une clairière non loin au-dessus des rives du cours d’eau. "
Il parle d'aventures parce que cette randonnée ne fut pas sans anicroches, comme il est raconté sur le site Tolkiendrim :
"Un jour, avec un petit groupe mené par des guides, il gravit le glacier d’Aletsch. C’est l’été, la neige fond et les rochers roulent dans sa direction.Un gros bloc de pierre le rate de peu, passant entre lui et une maîtresse d’école. À trente centimètres près, Tolkien se voyait mort sur le glacier. « Nous avons manqué d’être anéantis par des blocs de pierre et j’ai failli mourir… » écrit John Ronald Reuel Tolkien en 1967. Pour ne rien arranger, le romancier trouve le moyen de s’égarer dans la montagne. Après une nuit d’enfer dans un chalet d’alpage, il risque de tomber dans la crevasse d’un glacier. Il est sauvé in extremis par un guide. L’avalanche de rochers va marquer profondément Tolkien."
Le Silberhorn |
La totalité du voyage n’est malheureusement pas connue. Les rares informations s’achèvent sur la vision du Mont Cervin. "Il est juste certain que l’expédition des Brookes-Smith put finalement regagner l’Angleterre au complet, et à temps pour que Ronald puisse préparer sa rentrée universitaire à Oxford (octobre 1911)."
"Je me trouvais dans une ville sale, noire de suie. Il pleuvait et il faisait sombre; c'était une nuit d'hiver. C'était Liverpool. Avec un certain nombre de Suisses, disons une demi-douzaine, nous allions dans les rues sombres. J'avais le sentiment que nous venions de la mer, du port, et que la vraie ville se situait en haut des falaises. C'est là que nous nous dirigeâmes.Cette ville me rappelait Bâle : la place du marché est en bas et il y a une ruelle avec des escaliers nommée Totengässchen (ruelle des morts) qui mène vers un plateau situé plus haut, la place Saint-Pierre, avec la grande église Saint-Pierre. En arrivant sur le plateau, nous trouvâmes une vaste place faiblement éclairée par des réverbères, sur laquelle débouchaient beaucoup de rues.Les quartiers de la ville étaient disposés radialement autour de la place. Au milieu se trouvait un petit étang au centre duquel il y avait une petite île. Alors que tout se trouvait plongé dans la pluie, dans le brouillard, la fumée et que régnait une nuit faiblement éclairée, l'îlot resplendissait dans la lumière du soleil. Un seul arbre y poussait, un magnolia, inondé de fleurs rougeâtres. C'était comme si l'arbre se fût tenu dans la lumière du soleil et comme s'il eût été en même temps lumière lui-même.Mes compagnons faisaient des remarques sur le temps épouvantable et, manifestement, ils ne voyaient pas l'arbre. Ils parlaient d'un autre Suisse qui habitait Liverpool et ils s'étonnaient qu'il s'y fut justement établi. J'étais transporté par la beauté de l'arbre en fleur et de l'île baignant dans le soleil et je pensais : "Je sais pourquoi ce Suisse habite ici." Et je m'éveillai."
Jung établit ensuite un plan de la ville selon les données du rêve, plan à partir duquel il peindra le mandala ci-dessus. Plus tard, il commentera ainsi :
Et Jung d'ajouter que ce fameux Suisse, c'était lui. A partir de là, il cessa de peindre des mandalas. "Le rêve, écrit Shamdasani, a exprimé le processus de développement de l'inconscient et Jung trouve sa forme non linéaire tout à fait satisfaisante. Car il se sent très seul à l'époque, aux prises avec quelque chose d'énorme, que les autres ne peuvent comprendre. Dans le rêve, il était le seul à voir l'arbre. Ils se tenaient tous là dans l'obscurité, cependant l'arbre apparaissait dans une lumière radieuse. S'il n'avait pas reçu cette vision, sa vie aurait perdu son sens.""Ce rêve illustrait ma situation d'alors. Je vois encore les manteaux de pluie**, les imperméables gris-jaune rendus luisants par l'humidité. Tout était on ne plus déplaisant, noir et impénétrable au regard... comme je me sentais à l'époque. Mais j'avais la vision de la beauté surnaturelle et c'était elle qui me donnait le courage même de vivre. Liverpool est the pool of life, "l'étang de la vie"; car "liver", le foie, est, selon une vieille conception, le siège de la vie.A l'expérience vivante de ce rêve s'associa en moi le sentiment de quelque chose de définitif. Je vis que le but y était exprimé. Ce but, c'est le centre : il faut en passer par là. Par ce rêve, je compris que le Soi est un principe, un archétype de l'orientation et du sens : c'est en cela que réside sa fonction salutaire. Cette connaissance me fit entrevoir pour la première fois ce que devait être mon mythe."
A ce croisement Suisse-Angleterre, qui passe, on le voit, non seulement par du texte mais aussi par des images créées par ces deux grands rêveurs, je vais maintenant rajouter ma petite obole. Qui passe aussi par un rêve, survenu dans la nuit du 30 décembre. J'avais rencontré un grand jeune homme, qui ne ressemblait à aucune personne connue de moi, et notre conversation se prolongea chez lui, une grande maison bourgeoise, mais un peu décatie, qu'il habitait avec un autre homme de haute stature, dont je ne savais s'il était son frère ou son père (il écrivait, semble-t-il, des livres publiés aux éditions Dangles, qui, donnent plutôt dans l'ésotérisme***). Il me montre une série d'images que je commente, et pour l'une d'entre elles, s'agit-il d'un tableau ? je ne sais plus, il m'en donne un titre que je rectifie en "Biographie d'un père ". Le rêve est plus riche encore, mais le lendemain matin, il m'en reste peu de choses à part ce titre. Comme je fais d'habitude, je rentre l'expression dans Google, et je tombe sur des lettres modèles pour éloge de père décédé, bref rien de notable avant la page 2, où je vois Autobiographie de mon père, de Pierre Pachet. Un récit que j'ai lu voici quelques mois, qui fait partie de cet autre livre rouge rassemblant une anthologie de neuf textes autobiographiques de l'écrivain disparu en 2016.
Acheté le 22/02/2020 (c'est encore une fois la fête des 2) |
Je décide, conforté par le rêve, de relire ce texte fort, où Pachet se substitue à son père pour écrire son autobiographie. Son père, Simkha Apatchevski, né en Bessarabie, dans le sud de la Russie, et qui choisit l'exil en France pour suivre des études de chimie puis de médecine. Un père dont le nom signifie "joie" en hébreu. "Je ne peux m'empêcher, écrit Pachet prenant donc la voix de son père, de le rapprocher de celui d'un de mes illustres contemporains, auquel je pense avoir tant à se reprocher, Sigmund Freud : car tel est aussi, à peu près, le sens de son patronyme. Mon fils m'a suggéré un autre homonyme : le romancier irlandais James Joyce, dont le nom aurait la même signification. Je n'accorde d'autre valeur à cette trilogie, que de dérision : il suffit de voir nos photographies, ou ma figure, pour comprendre que ces noms ne nous ont pas porté chance, à moins de considérer que la joie est resté en nous bien secrète. Ironie du destin, à laquelle je suis très sensible."(p. 33)
Cette trilogie "de dérision", on la retrouve pourtant vingt pages plus loin : "Pour qui aime les symboles et la magie des noms, il faut noter que le commencement de la guerre vit la mort de deux exilés : Joyce en Suisse, Freud en Angleterre. Enfin, de deux exilés parmi tant d'autres. J'étais sans doute mieux armé qu'eux pour survivre." (p. 55)
Ces deux-là, Joyce et Freud, entre Suisse et Angleterre, dans cet autre chiasme biographique et géographique, rejoue le doublet Jung-Tolkien (et évidemment, on ne saurait oublier l'importance du doublet Jung-Freud dans l'histoire de la psychanalyse - mais Joyce et Tolkien, aussi dissemblables soient-ils à bien des égards, n'en étaient pas moins tous les deux des inventeurs de langue, comme le souligne Simeon B. Mihaylov dans un article du 7 octobre 2019 : "In the end, Joyce and Tolkien were just two men enchanted by the power of something greater than themselves; a fate we all share, genius or not. What they produced, no matter how great, was but an offshoot of that great fire that blazed in their spirit: a passion for language, for its sound and meaning, for its power to create and destroy worlds.In their lives, these two creative geniuses embodied in the flesh the great myth of creation: ‘In the beginning was the Word…’****).
Joyce et Tolkien, collage de Simeon B. Mihaylov |
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* "La Bruinen prend sa source dans les Montagnes Brumeuses, au nord de Fondcombe. Elle coule d'abord vers l'ouest, puis vers le sud-ouest, jusqu'à se jeter dans la Mitheithel (Fontgrise). Seul un gué permet de la franchir, un peu au sud de Fondcombe. Cette rivière est également appelée la Sonoronne ou Sonoreau, ou encore la Forte Eau, des appellations qui sont des traductions de "Bruinen". Son nom lui vient très probablement de ses eaux très bruyantes." (Wikipedia)
** Je retrouve donc une fois encore ce fameux motif de la pluie, qui hante ces pages depuis des jours.
*** "Depuis leur fondation en 1926, les éditions Dangles ont toujours eu à cœur de présenter des ouvrages en marge de la pensée unique. Des médecines douces à la psychologie en passant par le développement personnel, la parentalité bienveillante, les thérapies alternatives ou la spiritualité." (Présentation de l'éditeur)
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"It has been always with me: the sensibility to linguistic pattern which affects me emotionally like colour or music.’(J.R.R. Tolkien)‘He wanted to cry quietly but not for himself: for the words, so beautiful and sad, like music.’
(James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man)
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