lundi 6 décembre 2021

Chorda Achillis et Godzilla

"(...) Je prends des chemins forestiers. Le sable est souple aux genoux et dur aux tendons d'Achille. Les jours les meilleurs sont quand il a plu. En agglomérant le sable, la pluie change le chemin en plaque photographique. On y déchiffre le chevreuil, le setter ou le sanglier, le vieux avec son bâton, le monsieur de Douat avec sa voiture, les perdreaux à la queue leu leu, le jaugeur, les orvets, les pics. Même cette forêt pauvre, faite à main d'homme dans un marais, abrite des peuples furtifs."

Jean-Christophe Cavallin, Valet noir, Vers une écologie du récit, José Corti, coll. Biophilia, 2021, p. 141.

Je venais tout juste de boucler l'article précédent, qui prenait racine encore une fois dans un fragment d'Olga Tokarczuk, ouvrant sur la Hollande et l'évocation d'un anatomiste et grand dessinateur, Philip Verheyen, découvreur du tendon d'Achille. J'avais repris la lecture de Valet noir, le passionnant essai de Jean-Christophe Cavallin, lorsque je suis tombé sur le passage cité en exergue. Une passerelle s'était créée entre les deux ouvrages. Mais peut-être n'est-il pas inutile de préciser ce qui m'avait conduit à Cavallin.


Le 2 novembre dernier, je lus dans AOC Media, un texte de Laurent Demanze sur L'Ordre des choses, de Bruno Remaury (là aussi publié chez Corti en 2021). J'avais croisé Laurent Demanze aux Rencontres de Chaminadour, à Guéret, en septembre 2017 : il m'avait dédicacé Encres orphelines, son essai de 2008 sur Pierre Bergounioux, Gérard Macé et Pierre Michon. Quant à Bruno Remaury, j'en avais découvert l'existence dans un autre article de AOC, dont j'avais rendu compte dans le billet intitulé Vieux couple tatar à Astrakhan, le 23 octobre 2019. De fait, je n'avais pas encore lu Remaury, j'avais juste commandé l'ouvrage. De l'eau a coulé sous le pont de l'Indre, et c'est maintenant une trilogie de courts essais stimulants que j'ai à ce jour arpentée avec ferveur, sans que, étrangement, je n'aie réussi pour l'instant à lui donner une place, la place qu'elle mérite, dans Alluvions (mais cela ne saurait trop tarder).

Revenons à Demanze glosant Remaury. Que nous dit-il sur la trilogie ? Ceci : "Avec ce troisième volume de Bruno Remaury, L’Ordre des choses, le lecteur a le sentiment qu’une œuvre s’est développée, et, plus encore, une manière singulière de faire littérature, entre essai et roman, entre faits et fictions. Ces trois volumes s’inscrivent dans le sillon de la pensée de Walter Benjamin, faisant de la pratique du montage et de ses carambolages un outil de pensée par rapprochements, analogies, comparaisons et confrontations."(c'est moi qui souligne)  Comment ne me sentirais-je pas étroitement concerné par une telle démarche ? Ce que la suite confirme encore : "Il y aurait presque là quelque chose d’un système littéraire, si précisément Bruno Remaury ne proposait une traversée non-systématique de l’histoire humaine, en multipliant les raccourcis et les coïncidences, au lieu de l’argumentation ou de la narration suivie.

Plus loin, il écrit encore que le livre vibre d’un moment où le dieu Pan n’était pas mort, "mais il fait signe plutôt vers des savoirs alternatifs et des modes de connaissance mis au silence par la modernité rationnelle et masculine : la figure de la sorcière, si forte dans notre contemporain de Mona Chollet à Chloé Delaume, est ici une figure cardinale pour donner à penser une autre appréhension du monde, faite d’attention au minuscule et au détail, aux liens ténus entre les êtres et aux solidarités mystérieuses. (...) Il propose en filigrane de nouer un autre rapport au vivant, non plus sur le mode moderne de la séparation, de l’enclos ou de la palissade, mais de la confusion et de l’entre-deux, pour rendre sensible « le voluptueux désordre du monde ». Et l'on retrouve Pan une nouvelle fois : "La silhouette de Pan est ici essentielle, car non seulement elle est cet emblème de l’hybridité, mais surtout elle montre que ce rapport renouvelé au vivant va de pair avec la panique, dans une angoisse que l’on ne cesse de vouloir conjurer, comme le rappelle par ailleurs Jean-Christophe Cavallin dans un très bel essai." Cet essai n'est autre que Valet noir.

Dans le grand entretien que Cavallin accorde en mai 2021 à Christine Marcandier, c'est cette dimension panique qui est aussitôt mise en avant par celle-ci : "La peur est d’abord ce qui frappe dans Valet Noir, ce fond archaïque du phobos, la peur panique de l’enfant dès l’ouverture du récit, la terreur que les mythes mettent en forme et à distance, nos peurs au présent aussi : la peur de l’atome, la peur des désastres climatiques. Et tu montres le paradoxe à l’origine de ces terreurs : elles ne naissent pas de l’inconnu mais bien d’un savoir, du retour d’un refoulé (la nature) et d’une conscience critique terrible du désastre à venir…Et Cavallin de répondre :

(...) Cela faisait pas mal de temps que nous n’étions plus de ce monde. On vivait dans un monde à nous, un milieu sécurisé, une sphère climatisée, où tout est à disposition et nous satisfait immédiatement. Dans la peur qui vient aujourd’hui, c’est un drame ancien qui retourne, un vieux débat qu’on croyait clos. Ce quelque chose est avant tout un ancien rapport au monde. Et si le monde redevenait une puissance incontrôlable, si la peur devenait si forte que nous serions collectivement menacés d’une crise de dépersonnalisation, serions-nous vraiment sans recours ? Aurait-on vraiment épuisé toutes les ruses possibles, aurait-on vidé le carquois de nos humaines ressources ? L’exemple des sociétés traditionnelles — les Pouilles de De Martino, la paysannerie de Sand — peut nous aider à répondre. La maîtrise technologique n’est pas la seule relation possible au réel. Quand cette maîtrise est trop imparfaite ou pas assez surpuissante pour changer l’ordre des choses, les crises de la présence au monde se règlent par le travail de l’imaginaire et par la symbolisation. Les grands récits premiers ne sont pas des fictions, ce sont des façons d’être au monde, des manières d’intégrer la singularité humaine dans l’ordre général des choses, de régler les relations entre les puissances du lieu et l’existence psychique et matérielle du groupe."

Il n'est guère étonnant de retrouver ici cette expression, l'ordre des choses, qui donne titre au troisième essai de Bruno Remaury, car c'est bien cet ordre des choses qui est bousculé par la crise climatique, et qui donne lieu à cette terreur panique "qui nous vient du monde".


A la notion d'anthropocène (ou ses variantes capitalocène ou plantationocène), Cavallin a proposé, en forme plutôt de boutade, le terme de gojirocène,  faisant référence au Gojira ou Godzilla de la culture populaire du Japon, dont le film de Honda, en 1954, inaugure, selon lui, "l’ère du nucléaire et de la terreur de l’atome — c’est le premier monstre de l’anthropocèneLes essais nucléaires américains le libèrent de la couche terrestre sous lequel le temps l’avait refoulé. Il est le parfait symbole des anciennes puissances de l’imaginaire réapparues en même temps qu’un nouveau monde hors de contrôle, effet-retour monstrueux de nos abus de puissance."

J'ai lu voici peu Notre ami l'atome, de Michaël Ferrier et Kenichi Watanabe (Gallimard, L'infini, 2021), et je n'avais pas souvenir que Godzilla y fut évoqué. C'est en effet le cas, mais en revenant dans le livre, je vois, page 183, une section intitulé Le cinéma de la bombe. J'apprends qu'en mars 1954, quelques mois donc avant la sortie de Godzilla (3 novembre 1954 - la France attendra 1957 pour découvrir le film), eut lieu, sur l'atoll de Bikini, l'essai nucléaire de Castle Bravo, la plus puissante bombe H jamais testée par les Etats-Unis : "L'explosion a été beaucoup plus forte que prévu. Un thonier japonais, le Daigo Fukuryû Maru, se trouve dans la zone des retombées radioactives. Fukuryû signifie "dragon chanceux", mais le petit bateau de pêche porte bien mal son nom : tout l'équipage va être exposé aux radiations de l'essai nucléaire américain. Moins de dix ans après Hiroshima et Nagasaki, le Japon se trouve à nouveau en proie aux effets mortifères de l'atome." Les autorités américaines ne cesseront de mentir, attribuant les maladies des marins tout d'abord à de l'oxyde de calcium provenant du corail calciné puis à une opération d'espionnage des Russes qui auraient soudoyé l'équipage du bateau pour discréditer le programme nucléaire américain. Ce qui n'empêcha pas la contestation de gagner le pays tout entier, aussi le 10 décembre 1954 un nouveau gouvernement fut-il instauré, intégrant plusieurs criminels de guerre réhabilités pour servir la politique anticommuniste, et une somme de deux millions de dollars est débloquée par les Américains pour acheter le silence des pêcheurs (ce sont en vérité plusieurs centaines de bateaux qui ont vécu le drame du Daigo Fukuryû Maru). 

    La bombe dite Crevette (Shrimp) en raison de sa forme. Photo publiée en 1954. Une silhouette d'homme a été rajoutée      ultérieurement pour donner l'échelle. Wikipedia.

Michaël Ferrier montre aussi comment la propagande passa par le cinéma : "Bientôt, les dessins animés fleuriront, commandés à Walt Disney ou ses collaborateurs, pour donner de l'atome une image rassurante et même féérique. Les géants de l'atome, jaillissant de l'écran comme des génies de la lampe d'Aladin, sont toujours nos amis. (...) Le règne sans éclat de l'atome est aussi celui sans partage des écrans. L'atome, invisible et insécable, trouve en l'image, spectaculaire et reproductible à l'infini, son meilleur allié. Comme dans le générique de "Notre ami l'atome ", un épisode de la série Disneyland, la fée Clochette va surgir et, d'un coup de baguette magique, saupoudrer le merveilleux monde de l'atome d'un nuage de divertissement et de ferveur technique réunis : c'est le début d'une ère dont nous ne sommes peut-être pas encore sortis aujourd'hui."

Cette ère n'est-elle pas ce Gojirocène dont parle Cavallin ? La notice de Wikipedia dit que l'affaire du thonier  Daigo Fukuryû Maru inspirera aussi tout le genre des kaijū eiga (films de monstres) "à commencer par Godzilla sorti en 1954". Mais ceci est faux, car Godzilla n'est autre que la version nipponne de The Beast from 20,000 Fathoms (Le Monstre des temps perdus), réalisé par le Français d'origine russe Eugène Lourié en 1953, d'après la nouvelle du même nom écrite par  Ray Bradbury et publiée dans le The Saturday Evening Post en 1951. En voici le synopsis donné par Wikipedia : 

"Dans les années 1950, un test nucléaire, Operation Experiment, est conduit au-delà du cercle Arctique. Mais l'explosion réveille une créature gigantesque, endormie sous la glace depuis 100 millions d'années, qui commence à se diriger vers la côte est des États-Unis, coulant de nombreux navires et un phare sur son passage.

Lorsque le monstre arrive à Manhattan, il sème le chaos le plus total. Tirée au bazooka par les militaires du colonel Evans, la Bête relâche un germe préhistorique virulent qui contamine la population. La seule façon d'en venir à bout est de brûler la créature pour éviter une pandémie. Cette dernière est finalement vaincue dans un parc d'attractions à Coney Island…"


 Il est intéressant de savoir que Godzilla ne sortira pas aux USA dans la version originale : en 1955, la Tōhō revend les droits de Gojira à la compagnie américaine Transworld Pictures. Le film est rebaptisé Godzilla, King of the Monsters ! et devient le premier long métrage japonais à être doublé. "Les producteurs décident de remonter le film en réalisant de nouvelles scènes, pour présenter le récit du point de vue "occidental", avec l'acteur Raymond Burr. (...) Ce second montage minimise l’implication des essais nucléaires américains dans la création du monstre."

Bon, je n'en ai pas terminé avec la notion de panique, mais je ne regrette pas ce détour par Godzilla, qui montre bien l'ambivalence de l'industrie cinématographique, balançant entre propagande et reflet hallucinatoire d'une époque. Sur la panique, je reviendrai très bientôt.

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