"La peur, qui venait souvent la visiter depuis le début de l'expédition, envahissait soudain les recoins de son âme comme une légère brume grise, une étreinte glacée et aveugle. Elle était entièrement sienne, de par sa naissance et son éducation. C'était pour endiguer sa peur, leur peur, que les toits et les murs de la Cité s'élevaient si haut, c'était la peur qui avait inspiré des ruelles si droites et des portes si étroites. Elle avait ignoré le poids de cette menace, tant qu'elle vivait à la Casa Falco, où elle se sentait en parfaite sécurité. Même dans la Zone, elle avait réussi à l'oublier, tout étrangère qu'elle était, car, pour n'être pas visibles, les remparts édifiés étaient aussi efficaces : amitié, solidarité, amour, le cercle d'une grande famille. Mais renonçant librement à tous ces expédients, elle s'était engagée dans le désert pour se mesurer enfin de front avec la peur qui l'avait inconsciemment hantée sa vie durant.
Un tel affrontement impliquait qu'elle se défendit pied à pied dès que la peur commencerait à l'assaillir, sinon celle-ci oblitérerait tout le reste, et Luz perdrait complètement son libre arbitre. Elle devait se battre aveuglément, car la raison n'était pas de taille face à cette peur, qui était bien plus ancienne et puissante que le monde des idées."
Ursula K. Le Guin, L'oeil du héron, Les moutons électriques, 2021, pp. 213-214
J'avais franchi le pas : cette écrivaine,
Ursula K. Le Guin, que je ne cessais de croiser ces derniers mois, j'en lisais enfin un ouvrage. Pas le plus renommé, semble-t-il,
La Main gauche de la nuit, les deux librairies que j'avais explorées ne le possédaient pas, pas non plus ce recueil d'essais déjà évoqué (
Danser au bord du monde) - je l'avais repéré comme nouveauté à la médiathèque mais il n'était pas encore disponible et je me suis contenté de le réserver -, non, un court roman, sans doute considéré comme mineur, paru en 1978,
The Eye of the Heron. Histoire de deux communautés exilées jadis sur la planète Victoria, si différentes dans leurs idéaux et leurs modes de vie que leur coexistence en est douloureuse et émaillée de violence. Avec cette histoire, la romancière semble interroger la pertinence et les limites du pacifisme tel qu'il fut prêché par Gandhi, dont l'ombre plane tout au long du livre. Mais je ne veux pas ici traiter de l'intrigue, ce qui m'intéresse avant tout c'est à travers le passage cité en exergue, revenir sur cette idée de peur
panique dont j'ai commencé à débattre à l'article précédent.
Cette notion d'une peur "bien plus ancienne et puissante que le monde des idées", que la raison n'est pas de taille à affronter, se retrouve en effet chez Jean-Christophe Cavallin qui, dans son chapitre 5 de son Valet noir, intitulé "L'heure de Pan", écrit que nous avons "désappris la peur", citant Lévy-Bruhl qui soutient que "la profonde sécurité intellectuelle" des Occidentaux vient de leur "tranquille et parfaite confiance dans l'invariabilité des lois naturelles." "Nous dormons sur nos deux oreilles, poursuit Cavallin, parce que la saine raison, en le réduisant à des lois et des enchaînements de cause, a changé le monde en une machine dont nous corrigeons l'entropie et remontons les ressorts."
Un paragraphe plus loin, il cite le psychologue américain
James Hillman, dont la pensée s'inscrit dans le prolongement direct de celle de
Carl Gustav Jung (ce que ne dit pas, à aucun moment, Cavallin, soucieux peut-être de se tenir à l'écart d'une référence par trop connue, et souvent contestée) :
"La panique, surtout la nuit quand la citadelle s'éteint et que dort l'ego héroïque, est une participation mystique à la nature, une expérience fondamentale, voire ontologique du monde comme épouvanté et vivant."
Il y revient à la page suivante, parlant de "la belle définition que Hillman donne de la panique". Et poursuivant ainsi : "L'"assicurisation de la vie" pratiquée par l'Etat moderne nous anesthésiait au monde. La panique qui revient est à tous les sens une apocalypse : destruction et révélation. Son choc nous accouche au monde. On se retrouve partie du Tout qui, en grec, se disait Pan. Partie à vif d'un Tout vivant. Alive and in dread, dit Hillman. "Vivant et épouvanté" - et l'un à cause de l'autre."
Il résume un peu plus loin la thèse de Hillman dans son livre Pan and the Nightmare (1972) : "les anciens dieux du paganisme, dieux de la nature et des champs, ne seraient morts qu'en apparence. Leurs énergies refoulées, ensevelies dans l'inconscient, font retour dans les symptômes, les phobies, les cauchemars, la frénésie masturbatoire, l'érotomanie et la délinquance. [...] L'hégémonie de la raison artificialisa la psyché, l'hégémonie de la technique artificialisa les sols. Pour l'un comme pour les autres, on ne voulut plus savoir ce qui se passait dessous. On vivait enfin chez soi, on pensait enfin en toute conscience. On était un peu à l'étroit, un peu étriqué aux coudes, mais on se disait qu'un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres. Ce fut l'âge de raison de l'homme, l'âge de tous les contrôles. L'ordre ancien ne disparut pas, mais survécut comme infraction. A la place des autels où l'on sacrifiait jadis et des rituels oubliés, où dialoguaient les épouvantes, il y sur des transgressions, de la folie, des mauvais rêves, des épisodes délirants, des actes anti-sociaux."
La crise climatique, à laquelle on pourrait ajouter aujourd'hui la crise pandémique, a rebattu les cartes. Nous voici dans un monde désormais à peu près hors de contrôle, un monde qui nous échappe. Un autre philosophe, l'Anglais Timothy Morton, qui vit et enseigne à Houston, dans le Texas, ne dit pas autre chose. Dans un entretien récent pour Libération, il affirme que «C’est le bon moment pour paniquer. La panique, c’est la conscience de tout ce qui se produit autour de nous. C’est aussi un soulagement : se dire que l’on a la permission d’avoir peur, que l’on ne devient pas fou ou folle, et que l’on peut agir.» Il ne faudrait donc pas que cette panique soit paralysante, nous accule à l'attentisme : «Attendre une bonne raison d’agir, un signe divin ou une personne providentielle, c’est le meilleur moyen de laisser la planète chavirer». Il faut se lancer, et là Morton, friand de pop culture, s'appuie sur Star Wars (mais il est aussi capable d'en appeler à Pink Floyd ou aux Simpson) : «C’est ce que conseille Han Solo dans le Réveil de la force. Quand on lui demande si l’action très risquée qu’il s’apprête à entreprendre est possible, il répond : “Je ne me pose jamais la question tant que je ne l’ai pas fait”».
Cavallin écrit que les vieux effrois sont de retour, mais qu'il faut les asseoir à notre table, en faire nos commensaux. Et puis soudain (car son essai est construit comme un enchevêtrement de journaux intimes et de réflexions théoriques), voici qu'il donne place à un animal, outre Valet noir, ce chien qui traverse tout le livre :
(...) Le héron passe à gué la digue. Ses pattes de tipule foulent la vase tendre. On dirait deux animaux. Tout ce qu'il fait avec les jambes, il le fait comme en hypnose. Tout ce qu'il fait avec le col, il le fait comme un ressort. Somnambule atteint de Tourette - moitié danseuse et moitié fou."
De la présence de ce héron, il s'explique dans l'entretien avec Christine Marcandier dans Diacritik : "Valet Noir a été pour moi l’image du travail du deuil, une image réfléchissante qui a guidé ma réflexion. Le héron, tous les matins, immobile et obnubilé par l’attente du poisson, était quant à lui l’image vivante du travail de la pensée, du hold-up des fonctions vitales qu’opère la concentration — il me rappelait l’anecdote (dans Xénophon, il me semble) de Socrate fantassin qu’une pensée saisit au vol et qui reste toute la nuit, les pieds dans la neige, insensible au froid, à la moudre intérieurement."
La planète Victoria d'Ursula Le Guin s'honore d'une faune et d'une flore étrange, qu'elle décrit avec grande précision, ainsi de l'arbre en quelque sorte emblématique de cette terre battue par des pluies incessantes, l'arbre-anneau, produit de l'explosion d'une énorme graine noire, productrice d'un anneau d'arbres-anneaux poussant en entrelacs serrés, laissant vide le rond intérieur devenant souvent mare à la surface lisse. Au centre du bâtiment appelé Maison du Peuple, dans la Zone, vit un couple de hérons (qui ne sont pas à proprement parler des hérons, ni même des oiseaux, mais les bannis ne disposent que des mots de l'ancien monde, alors ce sont donc des hérons). Les hérons vivent aussi vieux que les arbres, même si personne n'avait jamais vu d'oeuf ou de bébé héron. L'un des personnages principaux, le jeune Lev, vient méditer au bord de l'Etang du Peuple, au centre de l'anneau (et l'on pense au travail de la pensée de Cavallin) :
"Il pensait à beaucoup trop de choses à la fois. Si son corps restait immobile, son esprit vadrouillait en tous sens. Il était venu chercher ici la tranquillité, mais ses pensées mélangeaient allègrement le passé et le futur. Il connut pourtant un court répit. L'un des hérons pénétra silencieusement dans l'eau de l'autre côté de la mare. Dressant sa tête étroite, il fixa Lev, qui lui rendit son regard. Un bref instant, l'homme fut prisonnier de cet oeil rond et transparent, aussi limpide qu'un ciel sans nuage ; le temps lui-même devint une boule de cristal, un moment concentrant tous les autres, le présent éternel de l'animal silencieux." (p. 70)
La quatrième de couverture du roman affirme qu'Ursula Le Guin développe en fait le thème de l'Eternel Retour, "d'où la symbolique omniprésente de l'anneau et du cercle, dont l'oeil du héron constitue en quelque sorte le miroir muet." Si c'est l'Eternel retour du même qu'on veut signifier par-là, je ne pense pas, mais il y a bien considération d'un temps circulaire*, qui repasse par les mêmes stases et les mêmes rites périodiques. Cependant rien n'y est jamais parfaitement semblable, et chaque printemps est différent. Et c'est aussi au coeur de l'instant, comme en témoigne l'extrait, que gît l'éternité.
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Le héron (photo prise à la médiathèque le 7 décembre, élément d'une exposition) |
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* Le héron apparaît dans plusieurs articles
d'Alluvions. Mais j'ai été saisi de le voir (je n'en avais aucun souvenir) dans
Of Mice and Men, le véritable premier article, le 28 décembre 2006, voici presque 15 ans déjà (si l'on excepte le premier qui donnait la ligne directrice). Extrait :
Je ne vais pas ici résumer l'histoire, juste en relever un aspect : cette tragédie, qui se noue dans un ranch de Californie, s'ouvre et se referme sur une rive sablonneuse de la Salinas : "A quelques milles au sud de Soledad, la Salinas descend tout contre le flanc de la colline et coule, profonde et verte." Au septième et dernier chapitre, où le sacrifice est accompli, Steinbeck commence ainsi : "Dans cette fin d'après-midi, l'eau de la Salinas dormait, profonde, tranquille et verte."Lenny, la brute innocente, se met à boire goulûment, comme un animal assoiffé, à peine arrivé sur la plage, ce qui lui vaut une remontrance de George, la première parole du livre : "Lennie, dit-il sèchement, Lennie, nom de Dieu, ne bois pas tant que ça." Cette eau dormante ne lui dit rien qui vaille. Lui ne boira pas. Cette eau verte et profonde, comme dans la tradition irlandaise, agit comme un maléfice, elle est en tout cas annonciatrice du drame à venir. Un serpent d'eau se fait happer par un héron, juste avant le retour de Lennie sur les lieux.
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