J'avais réservé à la médiathèque le recueil d'essais d'Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde, et ma foi, il était disponible. Je passe le récupérer mais bien sûr ne peux m'empêcher de jeter un coup d'oeil aux rayonnages des nouveautés. L'une d'elles me fait de l'oeil : Murnau des ténèbres, un roman d'un certain Nicolas Chemla, inconnu au bataillon (le mien). En couverture, une petite photo prise en 1930, montrant Friedrich Wilhelm Murnau, le célèbre réalisateur de Nosferatu, en compagnie du peintre Matisse, du jeune polynésien Mehao et du berger allemand Pal. Tout ce beau monde ramant sur une pirogue à Tahiti.
La quatrième de couverture avait attisé ma curiosité :
"En 1929, Friedrich Murnau, l’un des plus grands cinéastes au monde, abandonne le confort d’Hollywood pour rallier, à bord d’un petit voilier, les Marquises d’abord puis Tahiti et Bora-Bora. C’est là qu’il réalise Tabou, « le plus beau film du plus grand auteur de films », selon Éric Rohmer.
Mais ce chef-d’œuvre incomparable est maudit. Son tournage sera marqué par les drames et les catastrophes. Et Murnau, comme basculant dans son propre film, mourra tragiquement une semaine avant la première du long-métrage.
Murnau des ténèbres est le roman vrai de cette expédition fascinante. Dans un style à la beauté envoûtante, Nicolas Chemla conjugue le récit d’aventures, le conte fantastique et la méditation philosophique. À la frontière du rêve et de la réalité, de la vérité et de la fiction, il signe un texte à rebours de toutes les modes et renoue avec le souffle des grands écrivains-voyageurs comme Joseph Conrad, Herman Melville ou Pierre Loti."
Melville, Loti avaient été, continuent d'être des balises mémorables sur mon parcours (sans dédaigner Conrad le moins du monde, mais il se trouve simplement que j'ai encore peu lu de lui), et ayant mis en scène un Dracula dans les ruines de Cluis-Dessous, Nosferatu ne pouvait m'être indifférent. D'ailleurs, trois articles écrits respectivement en 2012, 2017 et 2020 sont centrés sur ce célèbre carton qui fit frémir les surréalistes : Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. Bref, ce roman m'attira irrésistiblement et je ne tardai pas à le dévorer. C'est en terminant l'article précédent autour de L'oeil du héron que je m'avisai d'une proximité troublante entre la fin du roman d'Ursula K. Le Guin et un passage crucial de Murnau des ténèbres.
Murnau était en effet un admirateur de Pierre Loti, et tout particulièrement de Rarahu (le titre deviendra plus tard Le mariage de Loti), publié en 1880. Après une visite aux Marquises, l'officier de marine Julien Viaud arrive à Tahiti au mois de janvier 1872 et en repart en mars. C'est avec ses souvenirs qu'il forge cette histoire d'un amour avec Rarahu, dont la figure fusionne, semble-t-il, plusieurs de ses aventures sentimentales à Tahiti. Le nom même de Loti lui aurait été donné par les Tahitiens, sinon par la reine Pomaré elle-même (le mot désignant une fleur rouge). Il en fera donc son pseudonyme.
Rarahu, dessin de Pierre Loti
Chemla écrit que Murnau avait une idée fixe : retrouver la cascade décrite par Loti comme un des lieux les plus magiques de l'île, un lieu où il passe une nuit à la belle étoile avec Rarahu. Il en cite d'ailleurs quelques passages magnifiques, comme celui-ci : "Rarahu contemplait, elle aussi, les yeux grands ouverts et sans rien dire ; tour à tour elle me regardait en souriant, ou regardait en l'air. Les grandes nébuleuses de l'hémisphère austral scintillaient comme des taches de phosphore, laissant entre elles des espaces vides, de grandes trouées noires, où on n'apercevait plus aucune poussière cosmique, et qui donnaient à l'imagination une notion apocalyptique et terrifiante." Murnau s'était convaincu, avec Robert Flaherty, le réalisateur de Nanouk l'esquimau avec qui il collaborait alors, de tourner une scène dans la bassin de cette cascade de Fataoua.
Reconstitution de la cascade de la Fataua par Pierre Loti *
Chemla, par le truchement d'un personnage imaginaire qui aurait participé à la geste de Tabou, décrit ensuite cette marche éprouvante vers la cascade, au travers d'une forêt dense, en suivant les lignes de Loti, qui les avaient tellement portés "durant toutes ces semaines où nous voguions précisément, vers ce lieu précisément, comme le point nodal de toutes nos trajectoires, et de tous nos rêves..." (p. 120) La marche d'approche de Murnau et ses amis répète celle de Loti et Rarahu, et les deux récits se répondent. Loti : "Et nous continuâmes tout le jour à monter, vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentier humain; devant nous s'ouvraient de temps à autre des vallées profondes, des déchirures noires et tourmentées; l'air devenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages, aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contre les mornes, les uns au-dessus de nos têtes, les autres sous nos pieds. " Chemla : "Puis, sans prévenir, après une descente à la verticale, où il avait fallu de nouveau s'agripper aux racines le long d'un mur glissant, on se trouva comme au ventre du monde, face à la grotte où le ruisseau turbulent venait s'apaiser dans deux larges bassins de roc vif, comme il l'écrit, "creusés par la main patiente des siècles"."
Pardon pour la longue citation qui va suivre, mais je ne peux faire autrement, me semble-t-il, pour la bonne intelligence de la suite : nous sommes ici véritablement, comme le dit Chemla, au point nodal de l'aventure :
" - nous avions passé la frontière invisible, nous avions rejoint les pages des grandes aventures et des idylles, nous étions Loti, nous étions Melville, nous étions et Robinson et Vendredi et tous les héros de notre enfance et l'eau claire et rugissante nous appelait et en quelques instants nos vêtements étaient à terre et nous plongions dans cette baignoire de conte de fées, avec des rires et des jeux d'enfants comblés. Derrière nous, le ruisseau se jetait, d'une hauteur de cinq mètres environ, dans ce premier bassin de six ou huit brasses de diamètre, puis il s'engouffrait dans un étroit goulot, et l'eau paraissait jeune et claire malgré les remous, elle courait en douceur sur des rochers luisants, aussi doux et glissants que s'ils avaient été enduits de monoï, puis elle dévalait sur près de vingt mètres le long d'une pente rocailleuse en une deuxième cascade bouillonnante - plus bas, le second bassin, plus en longueur que le premier, s'étendait sur une trentaine de mètres entre les parois convexes d'une nouvelle grotte de roches et de lianes, qui s'ouvraient sur le monde comme la pupille d'un chat. Droit devant : le gouffre, la lumière aveuglante de l'immense trouée de ciel au-dessus de la vallée verdoyante. L'eau, ici, se jetait de trois cent mètres de haut dans le vide. C'était le "lieu des suicidés" que nous avions contemplé de l'autre côté de la vallée, deux heures auparavant. " (pp. 123-124)
Le lendemain, le reste de l'équipe les rejoindra, et l'on tournera plusieurs scènes sur ce site unique, scènes que l'on peut voir sur la bande-annonce de Tabou, glissades et rires, bonheur et lumière. "Je crois pouvoir affirmer, dit le protagoniste imaginaire, que ce furent là nos plus belles journées, et nos plus inoubliables nuits."
Venons-en maintenant au roman d'Ursula K. Le Guin, L'oeil du héron. C'est à la fin du livre (désolé de spolier ici quelque peu, mais je ne puis faire autrement), alors que Luz, la fille du chef Falco, un des notables de la Cité, a fui avec soixante-six habitants de la Zone, à la recherche d'une terre nouvelle. Après avoir pérégriné des jours entiers dans un labyrinthe de broussailles épineuses, ils ont commencé à gravir une montagne. Ils sont parvenus sur un site où ils décident de s'établir entre plateau balayé par les vents et pics en proie à la tempête. A priori nous sommes loin du paysage paradisiaque de Bora-Bora. Et pourtant, nous sommes là aussi en un point nodal, si l'on en croit André, le meneur du groupe : "C'est un endroit neuf, Luz, reprit-il, d'un ton très doux. Même les noms sont nouveaux ici. (Elle vit des larmes dans ses yeux.) C'est ici que nous reconstruirons le monde, conclut-il. Avec de la boue."
Et le dernier paragraphe (pardon encore pour cette autre longue citation) nous gratifiera d'étranges similitudes avec Loti/Chemla, en même temps qu'il nous rappellera au bon souvenir des hérons (c'est moi qui souligne) :
"Les cabanons - neuf de terminés plus trois autres en cours de construction - se dressaient sur la rive sud du torrent, juste à l'endroit où son lit s'élargissait en une mare sous la frondaison d'un arbre-anneau géant. La petite cascade à l'entrée de l'étang leur fournissait l'eau potable, tandis qu'ils faisaient leur toilette et leur lessive à l'autre bout, là où le gave se rétrécissait à nouveau, avant le grand plongeon dans le Grissouris. Ils avaient baptisé le baraquement Héron, ou encore Mare au Héron, à cause du couple de créatures grises qui nichaient sur la rive opposée, superbement indifférentes à la présence des êtres humains, à la fumée de leurs feux, au remue-ménage de leurs activités, à leurs allées et venues, aux échos de leur voix. Elégants et haut perchés sur leurs pattes, les hérons s'affairaient en silence à pêcher leur pitance de l'autre côté de la grande mare ombragée. Parfois, ils s'immobilisaient dans un trou d'eau pour fixer sur les gens un oeil incolore, clair et paisible. Parfois aussi, ils exécutaient une danse nuptiale lors des soirées fraîches avant la neige. Au moment où Luz, Autane et l'enfant s'engageaient en direction de leur cabanon, Luz aperçut les hérons postés près des racines du gros arbre, l'un figé dans une posture d'observation, et l'autre avec sa tête étroite tournée de dos, comme s'il scrutait la forêt. " Ce soir, ils vont danser", prédit-elle à mi-voix. Et malgré son lourd fardeau, elle s'arrêta un moment sur le sentier, aussi immobile que les hérons, puis se remit en route." (pp. 234-235)
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* Alain Quella-Villéger, grand spécialiste de Loti, évoque cette cascade dans un entretien donné à Tahiti en avril 2018 : "Le personnage principal de Rarahu, la femme de Loti dans le roman, n'existe pas, c'est une invention. En revanche les paysages et les lieux sont tous très fidèlement décrits. La cascade de Fataua par exemple, non seulement il la décrit dans le roman, mais il la dessine très bien. En revanche quand on regarde le dessin, on voit le Diadème au-dessus de la cascade, alors que si on se rend physiquement sur place pour trouver le même angle, on ne peut pas le voir... Donc le dessin a été fabriqué, et on ne peut le voir qu'en venant sur place. Mais il y a quand même une belle fidélité au lieu chez Loti."
On pourra lire aussi avec profit l'entretien donnée par le même Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, à l'occasion de la parution de Loti en Amérique, aux excellentes éditions Bleu Autour.
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