Dans le motif de la pluie, j'ai distingué après coup un autre motif, qui en découlait (le verbe est approprié) presque logiquement. Un motif dérivé qui sourdait déjà sur deux citations, voire trois. Maintenir le suspense n'est pas utile : il s'agit de la goutte d'eau.
Voire trois, disais-je, parce que je m'aperçois que dès la citation liminaire de Nicolas Chemla, la goutte d'eau était présente : "Nous étions en train de tourner une scène de danse lorsque l'on reçut la première goutte de pluie. Il n'y avait pourtant pas un nuage dans le ciel. Une deuxième, puis une troisième, puis, à peine en un clin d'oeil, des trombes d'eau s'abattirent sur l'îlot et le lagon alentour."
Cette goutte d'eau s'insinuait aussi dans la présentation de Pluies, le recueil de poèmes de Françoise Morvan : "Chaque quatrain recèle un instant captif comme d’une goutte d’eau reflétant l’univers."
Gouttes d'eau sur le tracteur des Peyrots (photo PB) |
Cette idée de la goutte d'eau reflétant l'univers, autrement dit de l'élément infime donnant accès à tout un vaste monde*, se retrouve dans l'extrait de Une sorcellerie de Valentin Retz : "(...) j’ai vu les pluies lourdes qui reliaient terre et ciel, et j’ai vu les nuages qui concentraient leurs gouttes. Et tout cela ne constituait qu’un seul parcours, qu’un seul événement, qu’une seule réalité. Oui, de la même manière qu’une goutte d’eau entretient un contact physique avec tout l’océan, mes deux mains remontaient jusque dans les nuées ; des nuées qui, au même moment, enveloppaient la cité de Jérusalem, y déversant l’orage, le tonnerre et l’éclair.**”
Contre cette litanie obsédante de la goutte, véritable torture mentale, l'auteur ne peut lutter qu'avec les armes de la poésie, le ressouvenir de poèmes "qu'on n'a pas oubliés". Hugo, Baudelaire, Verlaine, Samain...« C'est très long, quand on ne voit même pas la fumée de sa pipe, quand l'homme qui est tout près n'est plus qu'une masse d'ombre indistincte, quand la tranchée pleine d'hommes s'enfonce dans la nuit, et se tait. Sous les planches les gouttes d'eau tombent, régulières. Elles tombent, à petits claquements vifs, dans la mare qu'elles ont creusée. Une… deux… trois… quatre… cinq… Je les compte jusqu'à mille. Est-ce qu'elles tombent toutes les secondes ?… Plus vite : deux gouttes d'eau par seconde, à peu près ; mille gouttes d'eau en dix minutes… On ne peut pas en compter davantage.On peut, remuant à peine les lèvres, réciter des vers qu'on n'a pas oubliés. Victor Hugo ; et puis Baudelaire ; et puis Verlaine ; et puis Samain… C'est une étrange chose, sous deux planches dégouttelantes, au tapotement éternel de toutes ces gouttes qui tombent… Où ai-je lu ceci ? Un homme couché, le front sous des gouttes d'eau qui tombent, des gouttes régulières qui tombent à la même place du front, le taraudent et l'ébranlent, et toujours tombent, une à une, jusqu'à la folie… Une… deux… trois… quatre… Il n'y a pourtant, sur les planches, qu'une mince couche de boue. Depuis des heures il ne pleut plus. D'où viennent toutes les gouttes qui tombent devant moi, et mêlées à la boue enveloppent ainsi mes jambes, montent vers mes genoux et me glacent jusqu'au ventre ?Le bois était triste aussi,Et du feuillage obscurci,Goutte à goutte,La tristesse de la nuitDans nos cœurs noyés d'ennuiTombait toute…Les gouttes tombent au rythme de ce qui fut la Chanson Violette, je ne sais quelle burlesque antienne, qui s'est mise à danser sous mon crâne… Une… deux… trois… quatre…La planche était triste aussiEt de son bois obscurci,Goutte à goutte…Je vais m'en aller. Il faut que je me lève, que je marche, que je parle à quelqu'un… »
"Elle traça un cercle sur le sable près de son pied, en s'appliquant de son mieux avec la tige épineuse qui lui servait de compas improvisé. Ce cercle, c'était au choix un monde, le soi ou Dieu. Dans le désert, aucun autre être n'était capable de concevoir un cercle parfait... elle pensa au délicat anneau de cuivre autour du cadran de la boussole. Parce qu'elle appartenait à l'espèce humaine, elle avait reçu en partage l'esprit, les yeux et l'adresse manuelle qui lui permettaient de se représenter l'idée d'un cercle et de la reproduire en dessin. Mais la moindre goutte d'eau perlant au bout d'une feuille, qui tombait à la surface d'une flaque ou d'une mare, pouvait créer un cercle plus parfait que le sien, s'élargissant régulièrement du centre vers l'extérieur, et si l'on imaginait un océan sans limite, le cercle agrandirait à l'infini sa circonférence de plus en plus ténue. Ce dont était capable une simple goutte d'eau lui était interdit. Qu'y avait-il donc à l'intérieur de son cercle ? Des grains de sable, de la poussière, quelques minuscules cailloux, une épine à demi enterrée, la figure lasse d'André, l'écho de la voix d'Autane, les yeux de Sacha qui ressemblaient terriblement à ceux de son fils Lev, les courbatures de ses épaules là où tiraient les courroies de son sac à dos, et sa peur. Le cercle était insuffisant pour tenir l'angoisse en échec. Et sa min effaça le cercle, lissant le sable pur le laisser tel qu'il avait toujours été et resterait à jamais après leur passage. "(p. 215, c'est moi qui souligne)
Très beau paragraphe, qui reprend une fois encore cette symbolique du cercle et de l'anneau, dont l'oeil du héron est une autre incarnation.
Voire trois, disais-je encore, car ce matin-même, reprenant ma lecture de Prendre le temps de vitesse, le recueil d'écrits et d'entretiens du peintre-dessinateur Bernard Moninot (dont nous avions vu l'exposition au Musée Saint-Roch, et j'y suis retourné une semaine plus tard avec le Doc), je suis tombé sur ce texte de 1991, à trente ans de là, intitulé Un Tableau en rêve, où Moninot contemple une étrange peinture, réalisée par un jeune peintre de 17 ans, qui ressemble à l'oeuvre qui lui-même cherche mais qu'il n'a pas su concevoir ni même esquisser :
"L'oeuvre est faiblement éclairée et il émane d'elle une certaine luminosité, elle semble se situer à la limite de deux espaces. Cette surface donne l'impression d'une masse d'eau d'un volume virtuel où se reflèterait la planéité claire d'un ciel absolument pur.
De chaque côté, presque à la limite des deux bords verticaux de ce rectangle tombent à intervalles réguliers deux gouttes d'eau, formant sur cette surface des ondes elliptiques concentriques, qui se rejoignent lentement vers le centre, puis s'effacent." (p. 99, c'est moi qui souligne)
Tenir l'infini dans le creux de sa main
Et l'éternité dans une heure."
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