jeudi 2 décembre 2021

De la camera obscura à Spinoza

Je n'en finis pas de pérégriner dans Les Pérégrins d'Olga Tokarczuk. Il me faut encore, avant de passer résolument à autre chose, signaler un motif apparu au mitan de l'ouvrage, et à qui j'avais consacré un article en septembre. Cela se passe dans un texte en regard d'une vieille carte chinoise, qui n'a rien à voir, au sein du fragment intitulé Des lignes, des surfaces et des volumes.

"J'ai souvent rêvé de voir sans être vue. D'espionner. D'être l'observateur idéal. Comme cette camera obscura que j'avais fabriquée un jour avec une boîte à chaussures. Elle a photographié pour moi un fragment du monde à travers son espace noir, fermé, doté d'une pupille microscopique par laquelle entrait la lumière. Je m'entraînais." (p. 244)

Camera obscura est le titre même de l'article du 3 septembre 2021, où je rendais compte du surgissement réitéré du motif dans différentes productions :

Et tout d'abord dans l'essai de l'historienne de l'art Svetlana Alpers, L'art de dépeindre, La peinture hollandaise au XVIIe siècle, que j'avais pu récupérer dans les magasins de la médiathèque. Alpers, dont les travaux m'étaient jusque-là complètement inconnus, s'était soudain doublement manifestée à travers un article du géographe Alexis Metzger et l'essai d'Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Dans son premier chapitre consacré au poète et homme d'état Constantijn Huygens, l'historienne cite ce passage d'un commentaire de son poème le Daghwerk (La Tâche quotidienne), où il s'adresse à sa femme :

"J'ai d'agréables nouvelles dont je te ferai part dans notre maison. Tout comme dans une pièce où l'on a fait l'obscurité, on voit à travers un verre tout ce qui se passe au-dehors (mais inversé) grâce à l'action du soleil." 

Or, Olga Tokarczuk continue son texte ainsi : "Le meilleur endroit pour un tel entraînement, c'est la Hollande. Dans ce pays, les gens, convaincus de leur parfaite innocence, ont résolument banni les rideaux de sorte qu'une fois la nuit tombée, les fenêtres transforment en petites scènes de théâtre où les acteurs jouent leur rôle. Cette suite de tableaux baignant dans une lumière chaude, dorée, compose les différents actes d'un même spectacle, qui a pour titre : La Vie. La peinture hollandaise. Des natures vivantes."

Ce recours à la Hollande, et mieux encore, à la peinture hollandaise, cette coïncidence donc avec mon article me laissait rêveur. Je songeai aussi qu'il était singulier que l'écrivaine aille chercher la Hollande comme terrain d'entraînement alors que son propre pays lui offrait la même chose, je veux dire, cette absence très matérielle d'occultations aux fenêtres. Quand j'ai séjourné à Varsovie en 2018, au 12 rue Miodowa, je fus étonné de ne pouvoir tirer les volets, il n'y en avait pas, pas de stores non plus, et les rideaux, bien présents eux, n'étaient pas opaques.


La Hollande n'affleurait pas dans Les Pérégrins pour ensuite retourner à l'oubli, bien au contraire : dans le fragment suivant, Le tendon d'Achille, l'attention se portait sur la figure du chirurgien flamand Philip Verheyen (1648 - 1710). Né à Verrebroek, dans les Pays-Bas catholiques, il est chaperonné par le curé du village qui l'envoie à Louvain en 1672, dans la faculté des Arts au "Collegium Sancti Spiritus". Il s'initie à la gravure et au dessin d'anatomie en copiant entre autres les xylographies d'André Vésale (Tokarczuk cite au début du fragment cette date cruciale de 1542*, qui vit la publication des premiers chapitres du De revolutionibus orbium coelestium de Copernic et du texte intégral du De humani corporis de Vésale). C'est alors qu'il commençait des études de théologie qu'il est affecté d'une maladie qui entraîne l'amputation de sa jambe gauche, le rendant inapte à la charge cléricale. Il insiste auprès du chirurgien pour conserver cette jambe. La plastination de Gunther Von Hagens n'était pas encore inventée, mais il existait déjà des techniques semble-t-il efficaces :

"Les techniques exactes de préservation étaient un secret bien gardé, mais les fluides d'injection qu'il employa pour remplacer les liquides organiques périssables comprenaient probablement du talc, du suif de cire blanche, du cinabre et de l'huile de lavande. Après l'injection, la jambe fut placée dans un contenant d'alcool balsamique ou d'eau-de-vie additionné de poivre noir, ce qui prévenait en permanence la décomposition. On pense qu'en raison de ses fortes convictions religieuses, Verheyen craignait beaucoup d'enterrer une partie de son corps avant que le reste ne soit prêt à subir le même sort."

Le fragment tokarczukien relate une visite imaginaire rendu en novembre 1689 par un certain Willem Van Horsen à son maître Philip Verheyen, alors recteur de l'université de Louvain. Dans un coin de l'atelier se tient l'objet de convoitise d'un grand nombre de gens, un microscope d'excellente qualité dont les lentilles ont été polies par Baruch Spinoza lui-même, "et qui permet à Philippe Verheyen d'observer les faisceaux de vaisseaux sanguins." Mais ce n'est pas l'attraction du jour, non, ce que le maître montre alors à son élève n'est autre que le tendon d'Achille, Chorda Achillis, qu'il a mis en évidence en disséquant son membre amputé.

"Tendon d'Achille - le nom plus que l'attache elle-même frappe l'esprit du jeune Van Horssen. Car il est poète et plutôt que de faire des études de médecine, il aurait préféré écrire des vers. Un nom avait le pouvoir de susciter dans son esprit des images fabuleuses, comme s'il contemplait les toiles des maîtres italiens peuplées de dieux et de nymphes bien en chair. Pouvait-on mieux nommer cette partie du corps par laquelle la déesse Thétis attrapa le petit Achille, avant de le plonger dans les "eaux du Styx" afin de le rendre immortel ?" (p. 254)

Thétis immergeant Achille dans le Styx, Antoine Borel, 1787

Plus tard, dans la conversation, Verheyen dit à Van Horssen que sa jambe lui fait mal. De ce membre fantôme et des douleurs qui l'accompagnent, la notice de Wikipedia affirme qu'il n'en parlera jamais ouvertement, mais que ces sensations l'ont incité à bien des égards à commencer une carrière en anatomie afin d'étudier et de comprendre ce phénomène.  Il écrivit "une série de notes très personnelles (1700-1710) dont le titre peut se traduire par « Notes sur ma jambe amputée » ou « Lettres à ma jambe amputée » ; le premier titre semble plus probable, et le second, plus conforme au ton des notes."

Olga Tokarczuk termine ce fragment en évoquant le voyage des deux hommes vers Amsterdam, leur navigation sur un canal, "à l'ombre de leur tente qui projette sur l'eau une grande tache sombre et mobile". Elle décrit la scène comme s'il s'agissait d'un tableau de cette fameuse école hollandaise : "Chacun voit l'autre sur le fond d'un paysage en fuite : des champs bien délimités par des rangées de saules, des fossés de drainage, des embarcadères, des chaumières en bois. Du duvet d'oie, tels de minuscules galions, flotte sur l'eau du canal, près des berges. Une brise tiède, légère, fait onduler les plumes des chapeaux."

Philips de Koninck, Vue panoramique, 1655, 83,4 x 127,5, Madrid, Thyssen-Bornemisza (Cf. Jacques Darriulat)

Olga Tokarczuk ajoute que, contrairement à son maître, Van Horssen n'est pas doué pour le dessin et qu'il fait appel, à chaque dissection, à un dessinateur de métier. Et puis voilà que resurgit Spinoza :

"Par ailleurs, en sa qualité d'anatomiste, il s'efforce de suivre scrupuleusement le précepte de monsieur Spinoza, dont les écrits avaient été ici amplement étudiés, avant d'être interdits : regarder les hommes comme des lignes, des surfaces et des volumes." (p. 257)

On retrouve en passant le titre du fragment précédent, ce qui montre le souci de tissage de l'auteure. 

"Amplement étudiés", les écrits de Spinoza, oui, ce que confirme la notice wikipédienne : dans ses exemplaires du Tractacus logico-philosophicus et de L'Ethique, "on trouve des notes détaillées et des réfutations passionnées écrites sur des bouts de papier de boucherie. Plusieurs observations contradictoires ou du moins concurrentes portent souvent sur le même passage, ce qui nous porte à croire que Verheyen relut ces passages sur plusieurs années et changea d'avis ou améliora ses arguments à maintes reprises."

Il se trouve que je viens d'acquérir la nouvelle édition de l'Ethique de Spinoza, annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovère (Flammarion, 2021). Je ne l'ai pas encore lue, mais par curiosité je suis allé voir s'il était question à un moment donné de Verheyen, car l'ambition de cette édition, si j'ai bien compris, c'est de montrer, grâce aux notes de six chercheurs en regard de chaque page,"que la philosophie de Spinoza s'est élaborée dans de nombreuses interactions, à une époque où la lecture à voix haute associée à des discussions libres était monnaie courante, où l'échange de lettres et d'objections structuraient les fabriques du savoir, quand la pratique du commentaire n'était pas jugée secondaire, ni moins noble que le travail de rédaction lui-même."(pp. 24-25) 

L'absence d'un index ne me permet pas de dire si Verheyen est mentionné quelque part, mais il est en tout cas absent de la vaste bibliographie en fin de volume. En revanche, j'ai trouvé une planche de Vésale à l'illustration 24, page 706, que l'on peut retrouver sur la notice de Wikipedia.

Vésale, De humani corporis fabrica, 1543, deuxième planche de muscles

En note, on peut lire : "L'anatomie de Vésale a la particularité de souligner le lien entre les structures et les fonctions. Ici, l'écorché est dessiné de façon à montrer quels sont les muscles actifs lorsqu'un homme lève le bras. L'ambition esthétique de la gravure souligne la beauté de ce qui est normalement caché à l'oeil humain." Renvoi est fait aux notes 134, 321 et 628.

A la note 134, il est précisé que la formule employée par Spinoza de la "structure du corps humain" (corporis humani fabricum) fait référence au chef d'oeuvre de l'anatomiste André Vésale. Par ailleurs, "le grand intérêt de Spinoza pour l'anatomie est démontré par les livres de sa bibliothèque, ouvrages anatomiques de T. Kerckrinck, Th. Bartholin, N. Sténon, J. Riolan, N. Tulp, et par ses visites quotidiennes, vers 1661, aux dissections d'anatomie à l'Université de Leyde, selon le témoignage de Sténon."

Il est vrai que Spinoza, mort à l'hiver 1677, n'aura jamais entre ses mains le Corporis Humani Anatomia de Verheyen, dont la première édition ne sort qu'en 1693. Il y aura en tout 21 éditions, que Verheyen révisa lui-même : "Pendant la première décennie du xviiie siècle, ce livre sert de manuel scolaire dans presque toutes les universités européennes et remplace le recueil d'anatomie de Caspar Bartholin le Vieux. " Sans doute un des livres possédés par Spinoza (le Th. Bartholin n'est autre que Thomas Bartholin, médecin, mathématicien et théologien qui étudia principalement les vaisseaux lymphatiques  et la théorie de la circulation du sang de Harvey : "Dans l'édition augmentée qu'il fera du manuel d'anatomie de son père, Thomas Bartholin donnera une place à ces découvertes.")


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* Il y a ici une erreur, Copernic comme Vésale sont publiés en 1543, et non en 1542. Cela ne change rien au propos.

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