mardi 30 novembre 2021

Le retour du Boucher Gris

Ce matin, j'ai vu qu'un ancien article d'avril 2014 avait été consulté sept fois. Il s'agit de Rue du Boucher Gris et impasse Ah ! Ah ! qui portait sur ces rues d'Issoudun qui ont conservé leur nom médiéval. Cela m'a amusé car la semaine précédente j'étais repassé par là, par un dimanche gris lui aussi, en compagnie de Gaëlle et de son père, au retour d'une visite au Musée Saint-Roch, où nous avions admiré la très belle exposition des travaux de Bernard Moninot (sur laquelle je reviendrai dans un prochain article). Et hier, au rond-point de la place Lafayette, j'avais aperçu dans une vitrine une adresse à je ne sais plus quel numéro de la rue du Boucher Gris. Le Boucher Gris était dans l'air du temps.

Il l'est encore, et plus que jamais : cherchant sur le net à en savoir plus sur la rue, je vois qu'au numéro 1 se trouve la société Imagerie médicale 36, un cabinet de radiologie/IRM. Ce qui résonne bien, si j'ose dire, avec les corps plastinés de Gunther Von Hagens, décrits par Olga Tokarczuk dans Les Pérégrins, matière de mon article d'hier. J'espérais trouver plus de renseignements dans l'ouvrage Issoudun, le nom des rues, par Michel Moreau, acheté le 7 septembre à Issoudun la même année 2014, mais non, ledit ouvrage fait suite à un premier volume publié en 2003, et la rue du Boucher Gris devait faire partie des 82 rues qui y étaient traitées. J'apprends tout de même que nous devons la survivance de ces noms charmants à François Chasseigne (1902 - 1977), maire pendant l'Occupation. Jean-François Donny, dans la préface qu'il donne au livre de Michel Moreau, explique que trois maires ont fortement influé sur les noms de rues de la ville : Alexandre Lecherbonnier (1823 - 1899), surnommé le "maire aux sabots", Jacques Dufour (1849 - 1913), "marchand de chaussures et cependant révolutionnaire jusqu'au bout des ongles", et donc François Chasseigne. "Les deux premiers, écrit Donny, avaient peint la ville aux couleurs de leurs convictions républicaines et anticléricales, tandis que Chasseigne, en apôtre de la réaction vichyssoise, avait redonné à environ quatre-vingts rues leur appellation d'origine. C'est le grand coup de balai de 1942. La rue Blanqui redevenait la rue des Capucins et la rue Maurice La Châtre la rue de l'Avenier."

Je dois avouer que cela ne m'a pas réjoui outre-mesure de savoir que je devais à un chantre du "juste instinct de la tradition locale" le doux sentiment poétique qui m'étreint chaque fois que je croise dans ces parages. Ah la vie est compliquée... En tout cas, André Laignel, dont Donny dit, avec grande justesse, "qu'il règne sur la ville depuis 1977" (année donc de la mort de Chasseigne), "s'est montré très respectueux de la toponymie historique. Ses convictions politiques et ses goûts littéraires ne se sont exprimés qu'en direction de voies ou d'équipements nouveaux : parc François Mitterrand, rue René Char..."

Ceci dit, je m'étonne quelque peu que Maurice LaChâtre n'ait pas retrouvé une place dans la mémoire locale, car malgré son nom (il est fils du colonel Pierre Denis, baron de La Châtre), il est né à Issoudun le 14 octobre 1814. Il deviendra éditeur à Paris, et publiera de nombreux dictionnaires ainsi que les Mystères du peuple, d'Eugène Sue, pour lequel il sera condamné à un an de prison, 6 000 francs d’amende et deux ans de contrainte par corps. Et surtout, proche des idées socialistes et de Proudhon, il s'installe après la chute de la Commune à Saint Sébastien, en Espagne, et commence là l’édition de la première traduction française du Capital de Karl Marx, qui sera la seule traduction révisée par l'auteur.


Ne mérite-t-il pas une placette, un bout de rue, un sentier rimbaldien, celui qui le premier fit connaître au monde francophone le travail de Marx ? Ne mérite-t-il pas un peu de lumière celui qui dédicaça à sa fille Amélie (six ans au moment où il écrit) un mystérieux Dictionnaire des écoles, connu seulement - selon le propre aveu de l'universitaire François Gaudin, qui a beaucoup oeuvré pour la connaissance de l'homme -, à un seul exemplaire, dans une édition tardive ? Dans cette dédicace, que son ami Proudhon n'approuvait pas dans toutes ses parties (loin s'en faut, mais la réponse de Proudhon montre du moins leur proximité affective), on trouve des lignes que peu auraient cautionné à l'époque :

"En politique comme en religion, la femme doit se former une opinion ; elle a le droit de participer au règlement des destinées du pays. Nos mères les Gauloises avaient place aux conseils dans la cité et dans la famille. Tu chercheras donc à éclairer ton jugement par l’étude de l’histoire, par les rapprochements des divers systèmes politiques, et du donneras la préférence à celui qui te semblera réunir le plus de garanties pour le libre essor des facultés de l’homme et de la femme, pour celui qui rendra le mieux dans la pratique ces belles maximes : « Tous pour chacun, chacun pour tous. – A chacun suivant ses besoins ; de chacun selon ses forces »."

Et Blanqui, ne mérite-t-il pas lui aussi (au moins autant que les Capucins) de revenir dans la mémoire issoldunoise ? Le poète Renaud Ego, qui a édité et préfacé Prendre le temps de vitesse, le recueil d'entretiens et de textes écrits par Bernard Moninot depuis sa première exposition en 1971 (livre en vente à la librairie du Musée Saint-Roch), fait précéder son dernier livre de poésie, Vous êtes ici (Le Castor Astral, 2021),  - emprunté à la médiathèque il y a quelques jours (et je ne l'eusse pas fait sans doute si je n'avais surpris ce nom brièvement à Issoudun) -, par cette citation d'Auguste Blanqui : "Tous les corps animés et inanimés, solides, liquides, gazeux, sont reliés l'un à l'autre par les choses mêmes qui les séparent."

Dans Vous êtes ici je trouve ce passage qui renvoie aussi bien à l'imagerie médicale ("calligramme vasculaire") qu'aux noms de rues évocateurs de fantômes (pp. 51-52) :

la ville est un cerveau où tout s'écoule le long de noms
qui composent un calligramme vasculaire à entrées 
   multiples,
à lui nos passages à nous sa durée, moins intraitable
que le temps elle permet que sur ses pas on revienne

Toujours nous sommes environnés de vous
le moindre paysage est la forme où votre absence
    demeure
même cette banale rue parisienne est un mausolée
    de patience
chacun se déposant dans le geste de passer
fils et filles devenus pères mères aïeuls ancêtres couchés
les uns au-dessus des autres et diaphanes leurs fantômes
    tremblent
et les stèles les monuments les noms de rues les enferment
dans la pierre ou l'émail durci de plaques
entre la crainte que vous puissiez surgir
et la mélancolie de votre dissipation

On pourra lire aussi avec profit le texte qu'un autre Moreau, Jean-Claude de son prénom, m'avait envoyé en mai de cette même année 2014 sur Maurice Lachâtre et Jean de Boschère.

Maurice Lachâtre en 1865


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