vendredi 26 novembre 2021

Memoria

Le même jour où j'écrivais sur les mystérieuses rencontres du kairos, je découvrais sur AOC media un entretien de Jean-Michel Frodon avec le cinéaste thaïlandais Apitchapong Weerasethakul, autour de son dernier film, Memoria, qui a déjà reçu le prix du Jury à Cannes en juillet dernier. Et ce fut comme si un nouveau kairos s'était produit à cette occasion, comme si soudain une porte s'était ouverte laissant entrevoir une enfilade de pièces nouvelles. C'était immédiatement très étrange, et à relire aujourd'hui l'introduction de Frodon à cet entretien, je ne suis qu'à moitié surpris d'y voir par deux fois en quelques lignes cette mention de l'étrangeté :

"Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions." [C'est moi qui souligne]


Le premier écho entre Memoria et Avant l'été c'était le prénom de l'héroïne : Jessica Belmont ici, Jessica Holland là. Interprétée par Tilda Swinton, dont l'unique passage sur Alluvions (mais quel passage...) se situe au 27 juin 2017, dans un billet consacré au film de Jim Jarmusch, Only lovers left alive. Tilda Swinton, dont je découvre qu'elle est née le 5 novembre 1960, autrement dit qu'elle est mon aînée de 23 jours seulement. C'est aussi en 1960 que fut fondé le festival du film de Carthagène, en Colombie, où le cinéaste fut invité, précisément en 2017. Presque tous ses films furent montrés mais il en éprouva un certain malaise : "j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions."

Voilà donc le point de départ du film, un son que Jessica entend un matin dans sa tête alors qu’elle est sur le point de se réveiller. Il s’agit du “syndrome de la tête qui explose”, médicalement reconnu. Memoria raconte la quête de ce personnage, attaché à comprendre le sens de ce bruit dans sa tête.

Vaudou (Jacques Tourneur)

Le nom de Jessica Holland n'est pas anodin, on s'en doute : en réalité, il est un écho d'une autre Jessica, Jessica Holland, personnage de I Walked with a Zombie, film réalisé par Jacques Tourneur en 1943 (en français, Vaudou). Dans l'avant-propos du dossier de presse, Apitchapong Weerasethakul décrit son cheminement scénaristique :
"J'imagine un scénario dans lequel Jessica Holland, personnage comateux du film Vaudou de Jacques Tourneur, se réveille. Elle se retrouve à Bogota, attirée par un rêve ou un traumatisme dont elle ne se souvient pas. Elle marche, s'assoit et écoute. Dans son bref voyage en Amérique du Sud, elle porte la mélancolie d'une étrangère. Des sons furtifs et lointains résonnent dans la campagne. Encore enveloppée dans la brume du film de 1943, elle entend le roulement des tambours vaudous. Ils l'invitent à marcher et à participer à un rituel. Pendant une seconde, elle se demande si elle est encore dans ce film, allongée dans son lit, ouvrant les yeux après un rêve. Puis, comme la nuit précédente, l'écho la conduit vers l'océan sombre."

Une autre source d'inspiration pour le réalisateur fut la rencontre, là encore à Carthagène, d'un Français prénommé Joseph : "il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film." Or, il me fut impossible à ce moment-là de ne pas penser à mon cher ami le Baroudeur, qui non seulement a séjourné à de nombreuses reprises en Thaïlande mais a voyagé aussi en Colombie, invité par son amie Meyral, linguiste rencontrée à Paris, pour travailler dans une communauté amérindienne de l'intérieur du pays. Effet renforcé en lisant que Weerasethakul habite précisément dans la ville thaïlandaise de Chiang Maï, que mon ami connaît bien* (dans mon souvenir, c'était la base arrière de plusieurs expéditions de recherche dans le pays Hmong (le lascar est l'auteur d'une étude sur les plantes médicinales utilisées dans le Nam Kan National Park)).


Autre écho intime : le 28 novembre (date de mon 61ème anniversaire) s'achèvera Periphery of the Night, l'exposition personnelle du réalisateur à l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne. 

"Avec Periphery of the Night, Apichatpong Weerasethakul propose pour l’intégralité des espaces de l’IAC un projet immersif composé d’une vingtaine d’œuvres, incluant des pièces inédites. Le parcours, jalonné de chambres obscures, multiplie les supports et les dispositifs de projection, façonnant autant d’environnements initiatiques où s’exerce un véritable art de la dilatation. Porté par le rythme envoûtant des vidéos, leurs jeux d’ombres et de lumières, le tissu sonore pénétrant qui les accompagne, le visiteur est invité à circuler de l’une à l’autre dans un état de conscience altéré, à la lisière entre la veille et le sommeil."

 

C'est à Villeurbanne que mon fils Adrien, par ailleurs neveu du Baroudeur, habitait avant d'acheter une maison dans un village des monts du Lyonnais. Si j'avais eu connaissance plus tôt de l'existence de cette expo, je m'y serais rendu.

Au bout du compte, tout ceci résonne dans les paroles mêmes d'Apitchapong sur la nature profonde de son film (qu'il me reste à voir) :

"Pour moi, Memoria présente l'enchevêtrement des souvenirs, personnels et collectifs. Jessica se réveille comme une coquille vide et absorbe des souvenirs de personnes et de lieux. Elle est l'esprit du néant. Elle est un amplificateur (ou, comme le dit Hernan, une antenne). Le crâne troué est à remplir ou à vider. On ne sait pas. Ce signe d'humanité existe au plus profond des montagnes, qui contiennent elles-mêmes des couches de souvenirs. Jessica marche beaucoup, ce qui est pour moi un geste élégant, pour tracer et rassembler ces couches. Puis elle s'assied au bord du ruisseau et écoute. Enfin, elle disparaît comme les ondes radio qui se dispersent le soir."

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* Pour preuve, cet extrait de mail de juin 2010 (je ne corrige pas l'orthographe et laisse les mots non accentués tels que je les ai reçus) :

" (...) Bon, sinon, tout va bien, j’ai fait une 2eme campagne de recolte et suis a nouveau a Chiang Mai pour identifier et traiter les echantillons, et bien sur me faire masser pour recuperer un peu.

Au fait j'ai trouve dans la personne du botaniste Maxwell qui identifie mes plantes, un L... local : il aime a organiser des 'Drinks", nocturnes rituelles sur la terrasse de l'herbier, ou il invite une petite coterie de chercheurs selectionnes pour leur endurance, chacun muni de quelques bouteilles, et ou quiconque partant avant d'etre fin bourre serait considere par lui comme le dernier des lacheurs... Il a 65 ans bien sonnes, comme quoi c'est pas de sitot que notre Doudou nous lachera la grappe avant l'aube !"

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