lundi 1 novembre 2021

Au printemps des monstres

1er novembre. La Toussaint, fête de tous les saints, le nom dit bien ce qu'il veut dire. Et pourtant pour la plupart des gens c'est le jour des morts, le jour des visites au cimetière. Qui existe bel et bien, mais c'est le 2 novembre, une fête, "Commémoration des morts" ou "Jour des Trépassés",  dont la paternité revient à un certain Odilon, quatrième abbé de Cluny, qui l'institue en 998. "Il ne faisait qu'adapter au christianisme, écrit Philippe Walter, une vieille coutume celtique qui voulait qu'à cette époque de l'année les âmes étaient engagées dans leur migration funéraire. En plaçant ce jour-là une fête des défunts, on détournait vers le culte chrétien les antiques croyances de la nuit de Samain (...)"(Mythologie chrétienne, Imago, 2003, pp, 44-45)

De ma fenêtre, je vois les badauds se presser (n'exagérons pas, ce n'est pas la foule immense) dans les allées du cimetière Saint-Denis, que j'aime traverser de temps à autre, en rendant une petite visite à certains êtres que je n'ai pas connus mais que je regrette d'autant plus (Gabriel Aurier, Ernest Nivet...). La mort, elle est au centre du livre que je viens de finir hier soir très tard : Au printemps des monstres, de Philippe Jaenada. Un pavé de 750 pages écrites serrées.

Jaenada, je l'ai découvert en 2017 avec son livre précédent, La Serpe. J'en ai fait la matière de plusieurs articles, la plupart en novembre précisément. Il refaisait l'enquête autour d'un terrible fait divers survenu pendant l'Occupation, la tuerie du château d'Escoire, en Dordogne, où furent massacrés Georges Girard et sa soeur Amélie, les propriétaires du lieu. Tout accusait le fils, Henri Girard, inculpé en 1943, mais le célèbre avocat Maurice Garçon parvient à la surprise quasi générale à arracher son acquittement en juin de la même année, après dix jours de procès intense à Périgueux. Henri Girard deviendra Georges Arnaud, auteur du célèbre Salaire de la peur, adapté ensuite au cinéma par Henri-Georges Clouzot. La lecture de l'ouvrage avait été émaillée de nombreuses coïncidences que je m'étais plu, on s'en doute, à relever. Coïncidences dont une bonne partie, je dois dire, avait été consignée par l'auteur lui-même.



Ce nouvel opus jaenadien (prêté par le Doc) fonctionne sur le même registre : l'auteur s'empare d'un fait divers qui a secoué la France de l'époque, ici celle du printemps 1964, en donne d'abord la version classique, ce que tout le monde croit savoir alors et maintenant, en somme l'opinion commune sur la question, puis il en montre les failles et les incohérences, et tout cela patiemment, méticuleusement, en compulsant les dossiers d'instruction (souvent des milliers de pages), en sollicitant les archives et les témoins rescapés, et en n'omettant pas de se mettre en scène lui-même, quinquagénaire à la santé brinquebalante, amateur de bistrots et de whisky, en multipliant les digressions souvent humoristiques, en usant à tour de bras des hautes figures de l'ironie et de l'auto-dérision, à grands coups de parenthèses souvent enchâssées les unes dans les autres. Le fait divers en lice est l'assassinat d'un petit garçon de onze ans, Luc Taron, retrouvé sans vie un matin de mai dans le bois de Verrières, en région parisienne. Dans les jours qui suivent, un individu qui se nomme lui-même l'Etrangleur inonde la presse et la police de revendications cyniques et cruelles. On finit par mettre la main dessus : il s'agit de Lucien Léger, un jeune homme de 25 ans, infirmier de son état. Il avoue le meurtre. Maurice Garçon reprend du service et devient son avocat, mais quand après plusieurs mois Léger tout à coup se rétracte, le grand avocat  jette l'éponge et refile le bébé à son collègue Albert Naud. Lucien Léger évite la guillotine mais, condamné à la perpétuité, il deviendra le détenu le plus longuement embastillé de France. Il ne sort qu'en 2005, au terme de 41 années de détention. Il meurt à Laon trois ans plus tard.

Jaenada va reprendre toute l'enquête, s'appuyant pour cela sur le livre de Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani, à qui il dédie d'ailleurs son roman (mais est-ce vraiment un roman que ce livre ?). Et ce qu'il fait apparaître, outre la probable innocence de Léger, c'est l'envers du décor, bien putride. Les monstres ne sont pas ceux qu'on croit : le père du petit Luc, Yves Taron, Jacques Salce, un soi-disant ami de Léger, graphomotricien et résistant auto-proclamé, Garçon lui-même, et certains enquêteurs à la vue courte, en prennent pour leur grade. "Tout le monde truque, ment, triche. Sauf une femme, un point de lumière." Cette femme est Solange Léger, la femme de Lucien, enfant de l'Assistance publique, fleur de misère, à la santé rongée par des troubles respiratoires qui laissent les médecins sans voix, Solange qui maintient le lien avec Lucien Léger pendant des années avant de s'éteindre à 31 ans, le 10 janvier 1970, dans une chambre d'hôtel du 11ème arrondissement. C'est elle, je pense, qui est en couverture du livre (ce n'est pas précisé, mais il est indiqué que la photo est issue de la collection personnelle  de Stéphane Troplain). On ne trouve que deux autres photos de Solange sur le net, répertoriées par la Bibliothèque municipale de Lyon, appartenant au fonds Georges Vermard.



Les photos ont été prises alors que Solange était hospitalisée à Villejuif, en juillet 1964, donc peu de temps après l'arrestation de Lucien Léger. L'historique donné par le site est parsemé d'erreurs factuelles :

"historique

L'affaire Léger a lieu en 1964. Luc Taron, 9 ans, disparu quelques jours plus tôt, est retrouvé dans un bois, mutilé et étranglé. Dans les jours qui suivent la découverte du corps, l'assassin se met en scène par divers communiqués radio ou lettres, autoproclamant L'étrangleur no 1. Lucien Léger est rapidement confondu. En 1966, la cour de Versailles le reconnait coupable du meurtre. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il fut le plus ancien détenu de France avant d'être libéré le 3 octobre 2005 après 41 ans d'emprisonnement. Son épouse, Solange, souffrant de neurasthénie, est internée à plusieurs reprises en raison de sa psychologie fragile."
Luc Taron avait 11 ans et non 9, et il ne fut aucunement mutilé. Bien que Léger signait l'Etrangleur, il est avéré que Luc n'a pas été étranglé, mais a succombé à une asphyxie ou une hémorragie interne (ces erreurs sont redevables à un pompage de la notice Wikipedia, qui dit exactement la même chose). Enfin, le diagnostic de neurasthénie n'est à aucun moment évoqué par Jaenada, qui a consulté toutes les sources possibles. Mieux, plusieurs psychiatres ont établi qu'elle "ne présentait aucune anomalie mentale" (p. 722).

C'est donc sur Solange, ce "point de lumière" que Jaenada referme l'iris de sa caméra, et c'est bien émouvant (et il faut le dire, un peu déprimant aussi, cette galerie de monstres bien ordinaires qu'il nous fait découvrir dans ses longs développements). Pour finir, je voudrais tout de même en revenir à ces fameuses coïncidences, car elles interviennent ici aussi, comme dans La Serpe. Et je ne parlerai que de celles justement décrites par l'auteur.

La première a pour cadre d'origine un cimetière (je l'ai dit, c'est le jour), celui où eut lieu l'enterrement du petit Luc, le cimetière de Mandres-les-Roses, près de Brunoy, au nord-est de la forêt de Sénart, en Seine-et-Oise (aujourd'hui dans le Val-de-Marne). C'est à Mandres qu'habite Yvonne, la tante paternelle de Luc, qui passait là la majeure partie de ses vacances en famille. A ce stade, Jaenada ouvre une de ses grandes parenthèses et explique qu'il lisait dans la TGV le livre de Troplain et Ivani, précisément le passage concernant l'enterrement de Luc Taron, "et à l'instant même où je me disais que je n'avais jamais entendu parler de Mandres-les-Roses, que je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où cela pouvait se trouver et qu'il faudrait que je regarde dès mon retour chez moi (je n'avais pas encore d'ordinateur portable à l'époque - et pas de téléphone), le train s'est arrêté, sur un pont. J'ai tourné la tête vers la fenêtre pour voir à peu près où nous étions : devant mes yeux, à vingt mètres, vraiment, il y avait un panneau qui indiquait la direction de Mandres-les-Roses, sur la D54. Je sais bien que ce n'est qu'une coïncidence , je n'ai pas tout à fait perdu la tête, mais c'est étonnant tout de même. Google Maps en réel.) "(p, 74)

La seconde se situe beaucoup plus loin, pages 658 et 659 : "J'aime les coïncidences. Elles sont, je ne sais pas, rassurantes. Après avoir refermé le MacBook, je me couche et termine le Simenon que j'ai emporté dans mon sac matelot, Maigret à Vichy (il est en cure thermale avec sa femme : il a, depuis des années, pris trop de plaisir à manger, boire, fumer (il a trois ans de moins que moi - je suis plus vieux que Maigret, c'est le coup de massue), son corps se déglingue, je me sens moins seul). Arrivé au bas de la page 151, je vais jeter un coup d'oeil à la dernière, où Simenon inscrivait quasiment toujours la date de fin de la rédaction du manuscrit : 11 septembre 1967. Je suis allé voir car j'ai lu cette phrase, page 151 : "Pour eux, il était un étrangleur, et les étrangleurs n'inspirent jamais l'indulgence, encore moins la sympathie, quelle que soit leur histoire." Ce n'est peut-être pas juste une coïncidence."



Evidemment, cette référence à 1967 n'est pas sans provoquer chez moi un petit pincement au coeur.

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