samedi 13 novembre 2021

Maillage d'une étrange logique

"Le mousse, Nils Jung, rêvait de montagnes touchant le ciel, aux sommets couronnés de neige, entrecoupées de grasses vallées avec des moutons en train de paître, et sillonnées des torrents clairs, pleins de truites (il venait, paraît-il, de Norvège).
Et ce fut par les yeux de ce dernier qu'on aperçut enfin la Nouvelle-Zélande le 6 octobre 1769."

Olga Tokarczuk, Les Pérégrins, 2010, p. 362.

Je l'ai dit au billet précédent : nulle trace de ce Nils Jung dans l'histoire de James Cook. Le célèbre explorateur a bien sûr rédigé un journal de bord mais qui croira qu'il s'est inquiété des rêves d'un mousse peut-être norvégien ? Non, c'est une fiction d'Olga Tokarczuk glissée dans un contexte historique, lui, parfaitement exact.

Même chose dans le roman de Michel Moutot, Séquoias, paru au Seuil en 2018. Des personnages de pure fiction au sein d'un ancrage historique impeccablement documenté. Le premier chapitre est aussi placé un 6 octobre, mais 63 ans plus tard, en 1832, à bord du navire baleinier américain Connecticut, au large du Brésil. La première phrase est celle-ci : " - Allez me chercher le petit Fleming, on va voir ce qu'il a dans le ventre."
Le petit Fleming, Mercator, est le mousse du navire, qu'on plonge tête la première dans le crâne du cachalot qu'on vient de capturer, histoire d'y récupérer le précieux spermaceti, "substance blanchâtre, douce et onctueuse, qui n'est pas la semence de l'animal mais lui a valu en anglais, par erreur, le nom de "sperme whale"." Le spermaceti vaut bien plus cher que la graisse de baleine, il sert à fabriquer les bougies de luxe, les bougies pour les cours royales. Ce sera un très mauvais moment à passer pour le mousse, qui en vomit tellement ça pue à l'intérieur du cachalot, aussi est-il battu, fouetté, et ensuite violé dans la nuit par le second.



Un début âpre et tonitruant, comme on voit. Un premier chapitre travaillé d'arrache-pied pour faire entrer tout de suite le lecteur dans l'histoire, c'est ce que nous a expliqué Michel Moutot à la centrale de Saint-Maur vendredi après-midi. Bon, il faut que je dise deux mots sur le pourquoi de cette rencontre : je fais partie depuis plusieurs années de l'association Lire pour en sortir qui propose aux personnes détenues un catalogue de lecture dans lequel choisir librement une oeuvre, qui sera lue aussi par un bénévole, et sera donc support d'échanges lors de visites en centrale. En juillet 2014, grâce à cette action, le code de procédure pénale a été modifié, étendant les remises de peine supplémentaires aux activités culturelles, dont celles de la pratique de la lecture. Par ailleurs, des rencontres avec des auteurs sont organisées régulièrement (la pandémie a bien sûr suscité son lot de perturbations), ainsi celle avec Michel Moutot, auteur que je ne connaissais pas, et c'est pourquoi, en même temps que je lisais Les Pérégrins, je plongeai aussi parfois dans Séquoias.

J'ai affiché ici l'image de l'édition brochée, avec la queue de la baleine (image que Michel Moutot déteste, préférant de loin celle de l'édition de poche, qui représente des arbres et non le cétacé), parce que cette histoire de baleinier est aussi ce qui permet de faire pont avec Tokarczuk. Qui dit baleine dit bien entendu Moby Dick, dont on retrouve sans grande surprise une citation d'Herman Melville au début du roman : "N'empêche que les deux tiers de ce globe terraqué appartiennent aux Nantuckais. Car la mer est à eux. Ils la possèdent comme les empereurs possèdent les empires."

Or, il se trouve que Moby Dick est également présent dans Les Pérégrins, à au moins deux reprises. Tout d'abord dans le fragment La Nouvelle Athènes, où l'écrivaine, dissertant des guides touristiques, affirme être toujours fidèle à deux guides qu'elle met au-dessus de tous les autres, bien qu'ils aient été écrits il y a fort longtemps. Le premier, écrit en Pologne au début du 18ème siècle, est donc cette Nouvelle Athènes, écrite par un prêtre catholique du nom de Benedykt Chmielowski, qui traite doctement des hommes singuliers de par le monde, à savoir Acéphales ou Cynocéphales, hommes sans tête ou à têtes de chiens, dont on doute moins de l'existence que de leur aptitude au salut.  A ce guide étrange, Tokarczuk consacre deux pages alors qu'elle expédie l'autre en une ligne : "Mon second guide favori est Moby Dick de Melville."
Cela ne l'empêche de revenir sur le thème avec une autre histoire fictionnelle, celle d'un émigrant, Eric, qui s'était engagé, jeune, à l'instar de Melville, sur un baleinier, et qui avait écopé de trois ans de prison "à cause d'un capitaine véreux qui avait fait tomber tout l'équipage pour un container de cigarettes et un gros paquet de cocaïne."A la bibliothèque de la prison, il avait trouvé un seul livre en langue anglaise dont on comprend vite qu'il ne peut s'agir que de Moby Dick :

"Ainsi, pendant trois ans (ce qui n'était pas, somme toute, une condamnation trop sévère : à cent milles de là, le même délit vous envoyait à la potence), Eric avait eu la possibilité de se perfectionner gratuitement dans une langue étrangère - en l'occurrence l'anglais de niveau avancé -, et d'engranger toutes sortes de notions littéraro-baleinières et bourlinguo-psychologiques, le tout avec un seul manuel. Aucun risque de s'éparpiller : une excellente méthode. Après cinq mois seulement, il était capable de réciter de mémoire telle ou telle aventure d'Ismaël. Et aussi de s'exprimer comme le capitaine Achab, ce qui lui procurait un plaisir tout particulier. Il faut dire qu'il était comme un poisson dans l'eau avec ce mode d'expression un peu bizarre et complètement désuet. Quel coup de chance qu'un tel livre fût tombé entre les mains d'un tel homme ! Et dans un tel endroit ! Cela relève d'un phénomène connu des psychologues du voyage sous le nom de synchronisme - preuve s'il en est que le monde n'est pas dépourvu de sens et qu'au milieu de beau chaos, il existe des fils chargés de signification qui, déployés dans toutes les directions créent un maillage d'une étrange logique. Pour ceux qui croient en Dieu, ce sont les circonvolutions de ses empreintes digitales. C'était en tout cas ainsi qu'Eric voyait les choses." (p. 119-120, c'est moi qui souligne)

Pour la bibliothèque de la prison de Saint-Maur, Michel Moutot avait apporté son nouveau livre, L'America, où il développe encore une trame fictionnelle autour d'un contexte historique sur lequel il a travaillé plus d'un an, ici les origines de la maffia dans les vergers de citrons siciliens. Le bougre (qui revenait de Kaboul où l'avait conduit son travail à l'agence France-Presse) était intarissable tant sur ses livres proprement dits que sur le processus d'écriture, les relations avec les éditeurs, le travail de recherche (éloge des musées et des sociétés historiques américaines avec qui il a noué plusieurs fois des liens d'amitié), l'argent, les nombreuses guerres qu'il a couvert en tant que reporter, John Steinbeck, la plongée sous-marine, le vélo en bois de Meudon pour sortir d'une impasse narrative, le terrorisme, la supposée absence de vertige des Indiens bâtisseurs de buildings... 

Les détenus avaient préparé quelques questions mais il n'avait guère besoin de ça pour prendre son envol.

Une très belle bande dessinée pour aborder Moby Dick


2 commentaires:

Alain sennepin a dit…

Michel Moutot et les deux frères...
Connection discrète? 6 jours avant votre article, je publiais ceci sur mon blog...
https://europe-tigre.over-blog.com/2021/11/algue-paroi-fratrie.html
Les "immémoriaux" de Victor Segalen n'ont pas totalement perdu l'esprit... qu'ils tendent à retrouver...

Patrick Bléron a dit…

Le réel est riche de toutes ces connexions discrètes, que vous et moi nous évertuons à débusquer.
Merci Alain pour cette nouvelle ouverture océanique