Le pavé jaenadien terminé, je plongeai dans Les Pérégrins de l'écrivaine polonaise Olga Tokarczuk, que j'ai évoquée ici récemment à l'occasion de la naissance de ma petite-fille Esmée. Dans la présentation du Livre de Poche, on lit qu'en "une multitude de textes courts, Les Pérégrins compose un panorama foisonnant du nomadisme moderne." Ce qui montre bien la difficulté de résumer un tel livre car il va bien au-delà du nomadisme moderne - il est vrai, excellement perçu à travers la présence récurrente des hôtels et des aéroports -, non, le titre même du livre en polonais était Bieguni : les Bieguni ou Stranniki (c'est-à-dire marcheurs ou pérégrins), formaient une secte religieuse de l'ancienne Russie qui pensait que le fait de rester au même endroit rendait l'homme vulnérable aux attaques du Mal. Pour échapper à l'Antéchrist, l'unique salut est dans la fuite : "Laissez ce que vous possédez, abandonnez vos terres et mettez-vous en route !". Quiconque s'arrête de marcher sera "pétrifié", "épinglé comme un insecte", à l'instar de Jésus sur la croix.
J'ai été content de voir que c'était aussi le sentiment d'une autre écrivaine admirable, venue de l'Est de l'Europe, découverte l'année dernière, je veux parler de Kapka Kassabova, qui rendait compte du livre de Tokarczuk dans The Guardian en juin 2017 : "I first read this novel in Bulgarian translation, where the original Polish title has been kept: Bieguni. This word is the key to the book, much more so than the freely rendered “Flights”, a bland but understandable choice in the mostly smooth translation of Jennifer Croft. The bieguni, or wanderers, are an obscure and possibly fictional Slavic sect who have rejected settled life for an existence of constant movement, in the tradition of the travelling yogi, wandering dervishes or itinerant Buddhist monks who survive on the kindness of strangers."
Bref, j'avais lu nuitamment et avec ferveur quelques pages des Pérégrins, quand, au matin du 2 novembre, je consultai comme à l'habitude ce fil Facebook pourtant si souvent décevant. Par extraordinaire, il ne l'était pas : Isabelle Baudelet proposait "Pour ceux qui veulent entrer dans le tableau... le texte paru dans l'Anthologie "Rencontrer" proposée par Florence Saint Roch dans le dernier numéro de Terre à Ciel." Elle y décrivait sa rencontre avec l'Agneau mystique de Jan Van Eyck. Et c'était là l'objet d'un voyage :
"Nous redescendions lentement le chemin qui nous avait menés aux ruines du château. La bruine s’estompait. Il semblait même au travers des arbres touffus que le ciel s’éclaircissait un peu. J’entendais autour de moi reprendre les conversations. Comme souvent dans les moments d’émotion intense, par pudeur, par facilité, on se raccroche aux préoccupations simples du quotidien. Dans ma poche je serrais une petite pierre blanche ramassée sur les lieux, un vieux réflexe d’enfant. J’étais encore au XVème siècle, au temps de la splendeur des ruines que nous venions d’escalader, lorsqu’elles étaient l’écrin merveilleux de la résidence de plaisance préférée de Philippe Le Bon. Je scrutais le chemin de terre envahi par les herbes et les silex, je cherchais les pas de Jan Van Eyck. Imaginer en ces lieux un corps de chair et d’os au visage connu pour briser le silence impitoyable des pierres. Être en 1431. L’année du procès de Jeanne d’Arc, il terminait le polyptyque de l’agneau mystique, et s’était rendu ici même, sur ces terres de Vieil Hesdin, pour peindre des fresques à la demande de Philippe Le Bon dans une chambre du château. J’imaginais son voyage depuis Bruges, son arrivée au château, qu’avait-il vu? Qu’y avait-il dans les yeux de Jan Van Eyck cette année-là ?"
J'étais sidéré : ce même tableau était tout frais en mémoire, évoqué qu'il était dans le fragment des Pérégrins intitulé Le livre des infamies, qui commence page 90 de l'édition en livre de poche, fragment lu donc la veille. La narratrice parle d'une femme - nullement une amie, précise-t-elle-, rencontrée à l'aéroport de Stockholm. On annonce au micro que l'avion qu'elles devaient prendre était en surcharge : "Par un hasard des plus singuliers, il y avait trop de personnes inscrites sur la liste d'embarquement. Une erreur informatique - voilà ce qu'est devenu le fatum de nos jours. Les deux personnes qui voudraient bien différer leur départ pour le lendemain, annonçait-on, seraient hébergés pour la nuit à l'hôtel avec, en prime, deux cents euros et un bon pour le dîner." La narratrice et sa voisine finissent par accepter et se retrouvent le soir au bar, où la seconde (qui se prénomme Alexandra) expose ses "Rapports sur l"infamie", recueil éprouvant des vilenies commises par les hommes sur les animaux. Le lendemain matin, au petit déjeuner, elle se penche au-dessus de la corbeille de croissants et confie à son interlocutrice que le vrai Dieu est animal, qu'il se cache dans les animaux, qu'il se sacrifie pour nous, et meurt tous les jours pour nous. La preuve, ajoute-t-elle, se trouve à Gand.
"- Tout le monde peut la voir, a dit Alexandra. C'est en plein centre-ville, dans la cathédrale. Là-bas, au-dessus du maître-autel, il y a un grand retable. Très beau. Le panneau central représente une plaine verdoyante, un coin de campagne. Une sorte d'estrade se dresse au milieu de ce pré. Eh bien, tu vois l'Animal là ? a-t-elle demandé, en pointant son couteau sur la carte. C'est Lui, glorifié sous la forme d'un agneau blanc.
J'ai enfin reconnu le tableau - L'Adoration de l'Agneau. Je l'avais vu plusieurs fois sur des reproductions."
Cette merveilleuse coïncidence était redoublée du fait qu'elle s'articulait chaque fois sur une rencontre, entre Isabelle Baudelet et Jan Van Eyck, entre la narratrice des Pérégrins et la rédactrice des Rapports sur l'infamie.
Deux autres éléments peuvent être mis en relation avec ces rencontres, l'un qui m'apparut le jour même, et le second seulement aujourd'hui, en rédigeant ce billet. Le 2 novembre encore, j'avais rendu à la médiathèque le roman de Claudie Gallay, La beauté des jours, et n'avais pu m'empêcher comme d'habitude d'emprunter deux ou trois livres (et là, j'euphémise, car j'en ai emprunté quatre). Parmi eux, un recueil de récits de voyage d'un écrivain inconnu de moi jusque-là, Francis Navarre, De l'Hexagone considéré comme un exotisme (Le dilettante, 2021). Des pérégrinations, on reste dans le thème, narrées avec humour et un certain style : ça se lit comme on descend une quille de Quincy avec de bons amis. Un des chapitres s'intitule "Suite lorraine", Navarre y dresse une belle évocation de Langres, une des villes les plus froides de France ("un micro-climat digne du passé ; pas celui de l'actuel changement climatique, mais celui du petit âge glaciaire qui culmina vers 1700 et tua plus de monde que la Grande Guerre") avant de se projeter à Domrémy-la-Pucelle, où il visite la maison natale de Jeanne d'Arc :
"En bobo conséquente, Jeanne choisit la première ligne contre l'Anglois et sa conclusion prévisible en 1431, à dix-neuf ans. Courageux et tragique plan de carrière ; mais pas si mal ficelé puisqu'elle passera très vite à la postérité. Réhabilitée dès 1456, béatifiée en 1909, canonisée en 1920 - le château est entièrement d'époque -, elle investira, après Orléans, les manuels scolaires." (pp. 35-36)
1431, l'année du procès de Jeanne d'Arc, était signalée aussi par Isabelle Baudelet. Vous avouerez qu'on ne parle pas de la petite Jeanne et de cette année pour elle fatale tous les jours.
Or, James Cook apparaît page 361 des Pérégrins (fragment titré "Cartographier des espaces vides"), où il est raconté comment le mousse Nils Jung (qui venait, paraît-il de Norvège) fut le premier à apercevoir la Nouvelle-Zélande le 6 octobre 1769. Nouvelle-Zélande qui fut, semble-t-il (le chapitre finit là-dessus) "la dernière terre que nous avons inventée".
Je n'ai retrouvé sur le net aucune mention de ce Nils Jung, mousse sur l'Endeavour de James Cook. Je crois bien que c'est une invention d'Olga Tokarczuk.
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