Encore un pas de côté. Hier, je lisais l'édition du Monde du 4 juin et tombai sur une nécrologie : "Dani Karavan, artiste israélien aux sculptures monumentales, est mort." Or, Dani Karavan n'était pas un inconnu, je venais de l'évoquer quelques jours plus tôt dans Gift Songs of Underland, à travers le mémorial qu'il avait conçu à Port-Bou pour Walter Benjamin, qui s'y suicida le 26 septembre 1940 alors qu'il avait tenté en vain de franchir la frontière espagnole pour gagner les États-Unis.
Une sorte de remords m'étreignit : je ne lui avais même pas fait l'honneur de mettre son nom en gras comme je le fais souvent pour les personnalités que je juge importantes dans le propos de l'article. Et pas plus ne l'avais-je inscrit comme libellé. Or, ce que je lus de Dani Karavan force le respect, et d'autant plus en cette période où la paix semble plus que jamais lointaine entre Israëliens et Palestiniens.
Dani Karavan est né le 7 décembre 1930, à Tel-Aviv, d’un couple de Polonais qui avait migré en Israël une dizaine d’années plus tôt. "Mes parents, raconte-t-il à la revue Urbanisme, sont arrivés ici quand ils avaient 18 ans, en 1920, comme pionniers. Ils venaient de la ville de Lvov (en Pologne, aujourd’hui en Ukraine), appelée aussi Lemberg, au XIXe siècle, au temps de l’annexion par l’Autriche-Hongrie. Ils se sont installés sur la plage de Tel-Aviv, c’était possible à l’époque de planter une tente dans laquelle ils ont vécu quelque temps." Ce plasticien des paysages est l'auteur notamment de l'Axe majeur de Cergy-Pontoise, du chemin des Droits de l'homme à Nuremberg et de la place Blanche " Kikar Levana " de Tel-Aviv. Je n'ai jamais entendu parler de cette dernière, alors je cherche et trouve un article de Christophe Boltanski dans le Libé du 31 mars 1998 :
"L'olivier est renversé. Il flotte au milieu de la cage d'escalier, ses racines filandreuses pointées vers le ciel, ses feuilles argentées racornies et pendantes. Souvenir d'enfance, symbole de paix, l'arbre ponctue l’œuvre de Dani Karavan. L'artiste israélien lui réserve à chaque fois une place parmi ses sculptures géométriques. «Mon père en avait planté un devant la maison pour ma naissance. Nous avons grandi ensemble.» L'olivier, c'est son point d'appui, sa source de vie et d'énergie. Il se glisse comme dans un pot de fleur au cœur de ses dômes et de ses pyramides. A Paris, il jette son ombre apaisante sur l'Unesco en hommage à Yitzhak Rabin, le Premier ministre assassiné. A Tel-Aviv, il domine sa «place blanche» (Kikar Levana) commémorant la ville de sa jeunesse quand le béton n'avait pas encore recouvert les dunes et les plantations. Mais, cette fois, l'oléacée pend les pieds en l'air. L'armée israélienne l'a arraché, il y a de cela plusieurs mois, dans un champ appartenant à un Palestinien, quelque part en Cisjordanie. Des bulldozers l'ont mis à bas au nom du Grand Israël. Dani Karavan l'a recueilli et baptisé «Har Homa», comme cette nouvelle colonie juive qui empoisonne les négociations. L'arbre est arrosé chaque soir. Son père adoptif espère bien le remettre un jour en terre. En attendant, il se balance à sa potence, pour l'exemple, dans l'enceinte du musée de Ramat Gan (près de Tel-Aviv). L'exposition est intitulée Hiver 97. Cela fait plus d'un an que le processus de paix est gelé. Dani Karavan combat cet hiver qui vient enfin de finir, au moment où la lassitude et l'engourdissement gagnent la plupart de ses concitoyens. Son manifeste suscite l'événement. Il est l'artiste israélien le plus célèbre, le plus consacré aussi. A la Knesset, le Parlement israélien, son bas-relief monumental, taillé dans la pierre, sert de toile de fond à tous les débats. Si les députés utilisent quotidiennement son art comme une tribune, pourquoi n'en ferait-il pas autant? Il mène son intifada artistique avec les mêmes armes que les Palestiniens."
C'est encore un olivier qui a été planté au sommet du mémorial à Port-Bou.
Un autre article du Monde, daté du 18 mai 1994 raconte l'inauguration du monument créé par Dani Karavan : "
"Un parallélépipède de fer rouillé qui s'enfonce dans le sol à flanc de colline, formant un tunnel étroit de quelque quatre-vingt-cinq marches, descend droit vers la mer. Ou plutôt vers un tourbillon d'écume se brisant sur des rochers invisibles. En face, la montagne, les derniers contreforts des Pyrénées, d'où était arrivé Walter Benjamin, la France, la frontière, le poste de douane où il fut conduit... "
Je suis frappé par cette image du tourbillon qui me rappelle le maelström sur lequel j'ai écrit récemment. D'autant plus que c'est cette vision, cette chance de le voir, dit Karavan, qui détermina le sens de son hommage :
"Je cherchais d'abord le lieu, explique Karavan. J'ai circulé partout. Il était évident que ce devait être près du cimetière. Un jour, j'ai eu la chance de voir le tourbillon*, et je me suis dit que la mer disait toute la tragédie de cet homme. C'était cela que je devais faire voir... Pour cet hommage, j'ai voulu utiliser toutes les choses qui existent autour du cimetière. J'ai cherché à amener le visiteur à passer, à s'asseoir, à méditer. A faire quelques expériences de passages. " Surtout, il a voulu ne rien changer à l'environnement, lier la nature, la végétation, le vent, le soleil, à son œuvre. Un olivier luttant contre la tramontane qui se penche vers le mur du cimetière. Plus haut, une plate-forme d'où l'on ne découvre que l'horizon lumineux, mais à travers un grillage quadrillé infranchissable. Plus haut encore, l’œil bute contre le muret rond du cimetière."
Dernière résonance étonnante : Dani Karavan est donc mort à Tel-Aviv à l'âge de 90 ans. Le 29 mai très précisément, et c'est là la date de publication de l'article où je le cite.
Dani Karavan |
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* Sur un autre site, je lis ces propos rapportés de Dani Karavan (on peut écouter cette conférence donnée sur Akadem, où l'on appréciera aussi l'humour de l'homme)
:
« Je regarde la mer du haut des falaises, écrit Dani Karavan. L’eau démontée tourbillonne et mugit, jaillit tout à coup en écume blanche, retombe, s’apaise. La mer immobile. Et de nouveau : tourbillon, écume, mugissement, calme. La nature raconte ici la tragédie de cet homme. Personne ne saurait mieux la représenter. Tout ce qui me reste à faire, c’est d’amener le pèlerin à voir ce que raconte la nature… »
« J’avais un point [le tourbillon], et j’en cherchais un autre. Alors, est venu l’olivier qui représente la lutte pour la vie contre les rochers, le vent salé et violent : voilà le deuxième point. Puis j’ai trouvé le troisième, avec la haie, obstacle à la vue vers la mer, l’horizon, la liberté. Ce fut le troisième point. »
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