lundi 14 juin 2021

Viennent croupir les restes d'un été brûlant

"Cette  espèce de croyance aux fantômes, de superstition, ne sert jamais qu'à cacher quelque chose de bien vivant qu'on voudrait sans doute ne pas avoir à vivre. Le fantôme prend toujours la place du vivant honteux que nous sommes. Quand on remonte aux sources d'une histoire de revenants, on tombe très vite sur une souffrance érotique, une faute bien vivante dont on protègera à tout prix l'illusoire caractère inavouable comme pour s'en faire une malheureuse carapace, une armure de paille."

Frédéric Boyer, Le lièvre, Gallimard, 2021, pp. 21-22

J'ai terminé la relecture de L'été des noyés de John Burnside. Mais je n'en ai pas fini pour autant avec lui, car le besoin est bien présent de le retraverser une fois encore, en explorant les résonances auxquelles il a donné lieu, en soulevant les questions qu'il a laissées pour la plupart grandes ouvertes comme des portes béant sur la nuit. Quatre ans après la première lecture, c'est comme si tout était encore neuf, le mystère à peine effleuré. Ce n'est pas à un compte rendu que je veux procéder, mais à un retour sur quelques passages particulièrement intrigants, dans l'espérance peut-être vaine que quelque chose d'autre, d'inaperçu encore surgira.

La narratrice, Liv, écrit dix ans plus tard sur ce qui s'est déroulé lors de ce fameux Été des noyés. Un jour, vers dix heures du soir, de la fenêtre du palier de l'étage, elle aperçoit Martin Crosbie, un touriste qui a loué la petite maison d'été, la hytte, du vieux Kyrre Opdahl, le conteur d'histoires fantastiques. La scène est marquée d'emblée par l'incertitude des perceptions, le doute sur la réalité ultime des choses : ainsi, quand bien même le paysage est éclairé par le midnattsol (le soleil de minuit en norvégien) qui permet donc à Liv de distinguer nettement Martin Crosbie, elle se croit l'espace d'un instant le jouet de son imagination, tellement l'apparition de cet homme lui paraît incongrue. Elle lui prête, comme par un jeu de miroir, une semblable perplexité : il "contemplait la maison comme s'il pensait devoir la reconnaître, mais peinait à s'en souvenir." C'est comme si elle entrait dans son esprit comme un narrateur qu'on dit omniscient car elle ne craint pas d'affirmer : "Il n'était pas habitué au véritable midnattsol, et ne s'attendait sans doute à l'effet que cela produisait sur lui." Précisant plus loin que l'expression soleil de minuit  est "terriblement trompeuse, car elle suggère une lumière dorée de coucher de soleil permanent, or ce n'est pratiquement jamais comme ça."

"En ce soir précis, il faisait doux et frais après la première véritable journée d'été, et la lumière était à ce crépuscule immobile d'un blanc argenté qui rend spectrales toutes choses : chemins fantômes sinuant devant notre maison et s'éloignant le long de la grève comme s'ils revenaient pour une nuit de ce lointain passé, oiseaux fantômes suspendus dans les airs au-dessus des eaux vitreuses du détroit, prairies fantômes sur des kilomètres en tous sens, le moindre brin d'herbe, la moindre tige de fleur, caressés d'une lumière mercurique, comme le feuillage sur les photos anciennes que j'avais examinées plus tôt. C'aurait été facile de penser que Martin Crosbie était lui aussi un fantôme, la première fois que je le vis, car il n'avait rien de substantiel, en dehors de sa présence inattendue en ce lieu où il n'aurait pas dû être, et même cette présence était provisoire, un mirage de la nuit d'été, susceptible de se désagréger et se dissiper avant que je puisse discerner de quoi il s'agissait." (pp. 55-56)

Mosaïque (église Saint-Etienne de Briare)

Le roman est divisé en trois parties de longueur inégales. La première, dont fait partie ce passage, s'intitule Visions - ce qui exprime bien le rôle crucial donné aux jeux des regards, au sens de la vue. Liv confesse avoir, plusieurs années durant, observé - espionné, rectifiait Kyrre Opdahl - les estivants à l'aide des jumelles que sa mère lui avaient offertes pour son treizième anniversaire. Ici encore, elle dit se rendre compte que Martin Crosbie, bien qu'il observât la maison, ne l'avait pas vue, elle, "à demi cachée, immobile sur le palier, j'en profitai pour l'évaluer du regard.

Et ce qu'elle voit de cet homme, c'est sa fragilité, son côté animal traqué, "créature des bois délogée de son couvert, sans nulle part où se cacher". Le fin modelé de ses traits ne l'arrache pas à cette animalité, bien au contraire, car Liv rattache cette délicatesse à celle "qu'on voit à certains animaux, au cerf, disons, ou au renard."

Recopiant ces mots, je ne peux pas ne pas revenir sur Le lièvre, ce roman de Frédéric Boyer, que j'ai lu d'une traite cet après-midi, et qui m'a déjà donné la citation en exergue de cet article, livre intense et fiévreux qui est aussi un retour sur l'enfance, où les motifs de l'animal et du fantôme ne cessent de s'entrecroiser. Ainsi, page 59 :

"Oui, je sens mon cœur s'accélérer en racontant cette histoire. Sombre toujours est la nuit. De façon banale et stupide je me suis longtemps représenté l'existence comme une maison hantée. Impossible de deviner quand notre voisin allait frapper et m'appeler à travers la porte et les murs. Mais je sens parfois qu'il est revenu. [...] Vous l'aurez reconnu, mes amis, mes amis. Il aura traversé les vastes prairies du temps. Avec peut-être encore, tout au fond de lui-même, le vent des bois rouges d'octobre, le grincement des arbres, l'odeur des trous d'eau où viennent croupir les restes d'un été brûlant. Avec toute sa jeunesse, oh toute notre jeunesse palpitante comme un petit animal capturé dans nos bras. Après ces longues années, après toutes ces heures, il revient avec le sentiment, pas si désagréable finalement, que le chemin des œuvres durables n'est plus si certain, et que réapparaîtra en travers du peu de route qu'il me reste à accomplir un fantôme joyeux comme lui, féroce et bien vivant, aux paroles à peine déchiffrables, et qui m'arrachera un oui ou un non, la victoire ou la mort.[...]
Était-ce parce qu'il nous suffisait de l'entendre, au-dessus de chez nous, comme on entend parfois un animal dans un grenier ou sur le toit, un rat ou un loir, pour avoir à craindre sa présence comme on redoute, après l'avoir appelée et espérée silencieusement toute la nuit, celle d'un esprit qui se manifeste ?"
John Burnside

Et l'on peut s'amuser à poursuivre ce jeu d'échos (que je n'avais pas prévu et qui s'est comme imposé dans le fil de cette méditation) entre  les deux romans avec la description du paysage de l'île de Kvaløya où vivent Liv et sa mère : "Il n'est pas spectaculaire ni d'une splendeur de carte postale, contrairement aux fjords de l'Ouest, il est simplement âpre, apparemment désert et, le soir, si vaste et immobile qu'il pousse même l'être le plus pragmatique à penser aux esprits." Et Martin Crosbie est comme ces touristes dont Liv assure qu'il n'est pas rare qu'ils passent les premiers jours à se demander pourquoi ils sont venus, là, à soixante-dix degrés de latitude nord.

"Planté devant notre grille, ce premier soir, il devait se dire qu'il avait fait un long voyage mélancolique pour rien, qu'il n'avait parcouru un si long chemin que pour échouer nulle part. Pendant ce qui sembla un long moment, bien que ça n'ait sans doute duré plus de deux ou trois minutes, il resta là, à contempler notre maison, en souhaitant qu'elle soit réelle... et bien que j'aie sans doute été nettement visible, là, sur le palier, en droite ligne de son regard, il était évident qu'il ne me voyait pas. Tant qu'il resta là, il garda les yeux rivés sur moi, mais il ne voyait rien. Rien ni personne. Puis il fit demi-tour et repartit sur le sentier, sans se retourner une seule fois... et je ne pus m'empêcher de penser qu'à l'heure où il regagnerait la hytte de Kyrre, il en serait déjà à suspecter que rien de ce qu'il avait vu au cours de sa vie entière, ici ou n'importe où ailleurs, n'était réel." (p. 59)

Jeu d'échos qui s'est donc amplifié, alors que je l'avais primitivement décelé dans l'Underland de Robert Macfarlane, avec le chapitre où il explore les grottes ornées des îles Lofoten, toujours en Norvège. Il revient de son exploration du Kollhellaren, avec ses danseurs rouges, lorsqu'il a "la nette et curieuse impression d'être surveillé." Les huîtriers, les mouettes, un aigle de mer, des loutres l'observent, mais il y a plus que cela : 

"En regardant de l'autre côté de la baie, sur la rive septentrionale, j'aperçois près des bouleaux étincelants une silhouette sombre sur un promontoire qui devrait être vide. Je n'en distingue que les contours immobiles ; elle a une forme humaine,et elle me fait face.

Près des bouleaux, la silhouette m'observe.

Deux huîtriers frôlent les eaux qui nous séparent en lançant de brefs cris d'alarme, et leur vol vacillant attire mon œil. Quand je regarde à nouveau de l'autre côté de la baie, il n'y a plus rien sur le promontoire, plus rien ni personne. " (pp. 306-307)

Macfarlane n'en dira pas plus. Et pourtant nous ne sommes plus dans un roman, mais dans un récit.

A suivre, cela va sans dire.


Aucun commentaire: