lundi 21 juin 2021

L’afturganga ne convoque jamais en vain

« L’afturganga ne convoque jamais en vain. Et son offrande conduit toujours sur un chemin ».

Fred Vargas, Temps glaciaires (Flammarion, 2015) 

John Burnside, acte trois. En ce premier jour de l'été 2021, il me paraît cohérent d'ouvrir une nouvelle chronique sur L'été des noyés, acheté à la fin de l'été 2017. Ce faux thriller enferme aussi une méditation sur l'art, à travers la figure de la mère de Liv, Angelika Rossdal, l'artiste peintre qui a choisi de se retirer dans cette île de Kvaløya, au nord de la Norvège. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir beaucoup de succès : ses tableaux sont exposés à Oslo et partout dans le monde, et elle reçoit assez fréquemment des demandes d'entretien :

"Elle n'avait vraiment aucune idée de la façon dont se donne une interview et s'en délectait - et le chroniqueur ou le critique assis en face d'elle écoutait poliment pendant aussi longtemps que nécessaire, puis regagnait son bureau et rédigeait l'article sur la belle recluse éthérée du Nord glacial qu'il avait initialement prévu d'écrire." (p. 88, c'est moi qui souligne)

Lisant ces mots en janvier 2018, je ne manquai pas d'être intrigué : c'est que je venais de lire coup sur coup deux romans policiers de Fred Vargas, Temps glaciaires et Quand sort la recluse, qui avaient été l'occasion de nombreuses coïncidences et donc de plusieurs articles.

Il se trouve que l'histoire de Temps glaciaires se déroule en partie en Islande, et plus précisément dans une île au nord de l'Islande, Grímsey. Qui fait le pendant en quelque sorte de l'île de Heimaey, située elle au sud de la grande île, où Chris Marker, on l'a vu, tourna les premières images de Sans soleil. Que vient donc faire le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, le héros récurrent de Fred Vargas, sur cette île du cercle arctique ? Eh bien, enquêter sur la mésaventure d'un groupe de touristes pris en otage par le brouillard sur l’île du Renard, minuscule îlot tout proche de l’île de Grímsey (nous sommes donc sur l'île de l'île de l'île - une île puissance trois). Il a répondu à l'appel de l'afturganga, sorte de fantôme islandais, parce que "quand un afturganga te convoque, t'as drôlement intérêt à obéir."C'est qu'Adamsberg s'abandonne à ses intuitions, au grand dam du rationnel inspecteur Danglard.

L'afturganga est censé aussi attirer les humains dans l'au-delà, et en cela il est proche de l'autre figure mythique qui hante L'été des noyés, la huldra, qui apparaît sous les traits d'une femme irrésistiblement belle, et qui entraîne dans la mort les deux frères Sigfridsson et Martin Crosbie, en les noyant "dans les eaux froides et lisses du détroit de Malangen".

De fait, en octobre 2017, j'avais déjà établi une relation entre Sans soleil et Temps glaciaires : "Sans soleil de Chris Marker ne m'a pas retenu seulement pour le motif de l’œil, on s'en doute. De fait, dès le premier plan, la connexion était établie avec Temps glaciaires de Fred Vargas."

Pour en revenir à Angelika Rossdal, il est singulier que son mode de préparation à l'advenue du tableau soit si proche de la méthode d'investigation d'Adamsberg.

"C'était ainsi qu'elle avait décrit son activité, un jour, à une femme venue en voiture de Tromsø afin de l'interviewer pour le journal local. Mère s'était donné un mal incroyable pour expliquer tout cela, le fait qu'il s'agissait plus d'écouter que de regarder, que tout reposait sur l'attente, dans un état de préparation extrême, du moment où arriverait le tableau, et combien ç'avait été dur pour elle d'apprendre à ne pas penser, ne pas choisir, ne pas prendre de décisions à propos de ce qu'elle était en train de faire." (pp. 108-109)

"Adamsberg s'arrêta pile au milieu du trottoir, carnet toujours en main, immobile. Cette fois, ne pas bouger. Une particule de neige, une bulle, une "proto-pensée", venait vers lui. Il reconnaissait le frôlement léger de cette lente ascension, il savait qu'il ne devait pas un seul mouvement risquant de l'effrayer, s'il voulait avoir la chance de voir émerger son visage.
Parfois l'attente durait peu. Cette fois, elle lui parut très longue. Et elle le fut. C'était une lourde bulle, maladroite peut-être, sachant mal se mouvoir, trouver la force de s'élever sous l'eau. Les passants évitaient cet homme immobile ou le heurtaient sans le vouloir, et peu importe. Il ne fallait à aucun prix les regarder, ni esquisser un geste ni murmurer un mot. Pétrifié, il attendait.
Brutale, la bulle éclata en surface et lui fit lâcher son carnet. Il le ramassa, chercha un stylo et nota d'une écriture chancelante : Le mâle oiseau de la nuit." (p. 444)

Vinteraften, Harald Solhberg (1909), le peintre aimé d'Angelika Rossdal



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