mercredi 23 juin 2021

L'homme le plus fort du monde

« Il est temps de mettre les choses au clair : les lieux tranquilles, tels et tels, ne m’ont pas seulement servi de refuge, d’asile, de cachette, de protection, de retrait, de solitude. Certes ils étaient aussi cela, dès le début. Mais ils étaient, dès le début aussi, quelque chose de fondamentalement différent ; davantage ; bien davantage. Et c’est avant tout ce fondamentalement différent, ce bien davantage qui m’ont poussé à tenter ici, les mettant par écrit, d’y apporter un peu de clarté, parcellaire comme il se doit.» 

Peter Handke, Essai sur le Lieu tranquille, Arcades, Gallimard, 2014, p. 42.

J'ai plusieurs fois évoqué ici le Lieu tranquille de Peter Handke, autre désignation plus poétique de ce que nous appelons communément toilettes, water-closets, petits coins, cabinets, gogues et autres chiottes, encore qu'il ne s'agisse pas chez Handke d'un quelconque enjolivement de la réalité. Si j'y reviens aujourd'hui, c'est que c'est là, précisément , dans le Lieu tranquille qui m'appartient, que s'origine la quasi-synchronicité que j'ai vécue le 21 juin dernier, il y a donc deux jours de cela.

Je venais juste de publier la chronique sur l'afturganga, cette rencontre Fred Vargas-John Burnside, dans les terres glaciaires, entre Norvège et Islande. Dans le Lieu tranquille qui est le mien, il y a toujours à lire, et une pile de magazines et de revues menace toujours d'écroulement sur une mince étagère de bois tendre. Un des périodiques (il s'agit de Philosophie magazine) placé sous les autres laisse juste voir la fin d'un article : "A l'issue du spectacle, seul reste cet aphorisme sibyllin : "L'homme le plus fort du monde, c'est l'homme le plus seul." Mes yeux se sont posés sur cette phrase pour une raison que j'ignore, et c'est, je le sais encore, juste après que je quitte le Lieu tranquille. Et vais reprendre L'été des noyés pour savoir par où je vais poursuivre cette exploration du livre. Car il n'y a pas de plan précis, d'itinéraire balisé, je vogue à partir des traces que j'y ai laissées : notes en marge, coups de crayon, marque-pages colorés. Je parcours donc les pages suivant la page 88 qui m'avait fourni ma précédente matière à réflexion, et soudain je tombe à la page 122 sur un dialogue entre Liv la narratrice et Martin Crosbie, et voici ce que je lis :

"Il secoua lentement la tête.
- J'ai lu Rosmersholm et celui-ci, dit-il. Je les ai achetés dans une boutique au pied d'un glacier, quelque part dans les fjords de l'Ouest. - Il attrapa le livre. - Je l'ai lu en anglais, dit-il. Maintenant, j'essaie de m'y retrouver dans la version originale. Je lis, puis j'écris les mots, et ensuite... Il ouvrit le livre aux dernières pages et le brandit, comme un comédien pendant une répétition. - Sagen er den, lut-il, ser I, at den starkeste mand i verden, det er han, som står mest alene. - Il me regarda, sans chercher à dissimuler qu'il était assez content de lui-même. Il avait un accent épouvantable. - Alors, ça signifie : "Et donc, voyez-vous, l'homme le plus fort du monde", c'est-à-dire lui, Stockmann, "est celui qui est le plus seul". Il sourit. - N'est-ce pas ?" [C'est moi qui souligne]
Nicolas Bouchaud (Tomas Stockmann) et Agnès Sourdillon (Katrine, son épouse).

La même phrase, sibylline, déconcertante, sur laquelle j'étais passé sans m'arrêter dans mes deux premières lectures, et qui là revient, par deux fois en quelques minutes, comme pour me mettre les points sur les i. Je retourne bien sûr immédiatement au Lieu tranquille et en ressors le magazine pour relire l'article en entier (numéro d'avril 2021, p. 93). C'est la reprise d'un article antérieur écrit par Cédric Enjalbert daté du 15 mai 2019, et qui commence ainsi :

"Les dérives démocratiques dépeintes par Henrik Ibsen en 1883 dans “Un ennemi du peuple” n’ont rien perdu de leur actualité. Le metteur en scène Jean-François Sivadier en présente une adaptation vigoureuse au Théâtre de l’Odéon puis en tournée en France.

« Ce n’est pas parce qu’une chose est difficile que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elle est difficile ». Sous ce jour philosophique, Jean-François Sivadier monte Un ennemi du peuple à l’Odéon - Théâtre de l'Europe, comme un déluge dont il ne reste qu’une scène dévastée sous des trombes d’eau. 

Du texte d’Ibsen, il tire un spectacle inquiétant, en forme de noyade comique, tenu par une distribution solide dans la représentation de nos grandeurs et de nos misères : où s’arrête la modération et où commence la compromission, où la conviction et où l’orgueil ? "

Évidemment, cette métaphore de la noyade cosmique vient résonner puissamment avec le thème de la noyade chez Burnside, fatale pour Martin Crosbie justement, qui va succomber au charme de la huldra. Fabienne Darge, qui rend compte du spectacle dans le Monde du 13 mai 2019,  conclura son article de la même façon qu'Enjalbert, avec la même phrase fascinante :

"Il avait du flair, le vieil Ibsen, l’homme que la colère rendait non pas aveugle, mais lucide. A la fin, le docteur Stockmann livre sa morale énigmatique : « L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul. » A chacun de s’en débrouiller."

Le docteur Stockmann est interprété par Nicolas Bouchaud, acteur magnifique que j'ai eu le bonheur de découvrir ici même à Châteauroux dans son monologue Le méridien, le 16 janvier 2018, spectacle créé d'après un discours de Paul Celan. Dans cette pièce d'Ibsen, il est en somme ce qu'on nomme aujourd'hui un lanceur d'alerte : "Le docteur Stockmann [fondateur avec son frère d'un nouvel établissement de bains] découvre que les eaux thermales sont empoisonnées par une bactérie. Il a la naïveté de penser que cette découverte est une chance, qui permettra de mener les travaux nécessaires et d’éviter une catastrophe sanitaire. Naïveté, oui : car pour son frère, le préfet Stockmann, il est hors de question de laisser diffuser cette nouvelle qui ruinerait la richesse et la renommée de la ville."

Le nom de la pièce, L'ennemi du peuple, n'est pas mentionné par Burnside à la page 122, mais plus haut, à la page 69, lors d'une  rencontre précédente entre Liv et Martin Crosbie, où le motif du temps, que j'ai abordé dans l'article du 16 juin, se fait à nouveau prégnant. Il faut revenir sur ce passage à la fin duquel on découvre la pièce d'Ibsen.

"Il avait tenté de se changer les idées à l'aide du livre, et peut-être avait-il bu un verre ou deux, mais la panique montait, quelque part au fond de ses pensées - panique vis-à-vis de l'espace, panique vis-à-vis du temps. Vis-à-vis du temps, surtout. De la façon dont il se met à évoluer différemment lorsqu'on s'interrompt un moment, et que tout ralentit, jusqu'à donner l'impression qu'il peut s'arrêter n'importe quand. De la façon dont il coagule et se fige au beau milieu d'une matinée d'été, ou dans le crépuscule blanc, si bien qu'on a envie d'aller contempler une horloge, juste pour voir la grande aiguille bouger. De la façon dont cette panique ancienne s'accumule au bord des paupières - et alors, lorsque quelqu'un survient, juste au moment où tout va être gagné par la paralysie, la gratitude insensée qu'on éprouve, une gratitude qu'on s'efforce désespérément de masquer, pour ne pas avoir l'air idiot, ou dans le besoin. Et ma foi, ce jour-là, ce fut moi l'interruption et, l'espace d'un instant, je le compris, de même que je compris que, pendant quelques secondes, Martin Crosbie avait oublié jusqu'à ma présence. Ce fut seulement après avoir posé le livre, ouvert à plat de façon à garder la page, qu'il parut me voir à nouveau - et il sourit alors, d'un doux sourire comme humide, semblable aux sourires qu'on réserve aux bébés et aux animaux de compagnie capricieux. Le livre, je le remarquai, n'était pas du tout de T.S. Eliot. C'était une traduction anglaise d'Un ennemi du peuple et autres pièces d'Ibsen."

Je finirai en mentionnant une autre quasi-synchronicité qui me laisse plus que songeur. Au lendemain de ce 16 juin, où j'évoquai donc Sans soleil de Chris Marker, avec ses images islandaises prises sur l'île d'Heimaey, recouvert quelques années plus tard des cendres du volcan Eldfell entré en éruption, au lendemain de ce 16 juin donc, sortit sur Netflix la série Katla,de Baltasar Kormákur. Je ne suis pas un habitué de Netflix, mais il était trop tentant de voir ce qu'il en était.

 

Katla est un volcan, situé au Sud de l’Islande, recouvert par le glacier Mýrdalsjökull. Lorsque débute la série, il est entré en éruption depuis un an mais continue de déverser un déluge de cendres. Le village de Vik a été évacué et seuls y résident encore quelques habitants et des scientifiques venus surveiller l’éruption. D'étranges réapparitions vont alors survenir, et en premier lieu une jeune femme suédoise, Gunhild, qui avait séjourné dans le village vingt ans auparavant.

J'ai donc visionné à cette heure les deux premiers épisodes, et je dois dire que je suis happé par l'histoire : la photographie grisâtre de ces paysages sublimes y est aussi pour beaucoup. On peut dire qu'on est loin ici du Lieu tranquille...


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