"Six ans plus tard, avec Colette, dans un autre taxi, je suis cueillie par les mêmes émotions. Mêmes visions. Même choc de sensations. Même étrange familiarité saisie à travers la chaleur moite de l'air - son humidité, son intimité - car même l'odeur d'excréments et d'urine, de détritus brûlés et de grande pauvreté si singulière qu'elle a donné son titre au petit livre angoissé de Pasolini, L'odore dell' India."
Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 182.
C'est Bombay (Mumbai) que Cécile Guilbert décrit dans ce paragraphe - et un vieux souvenir de lecture entrait en collision avec ses lignes : celui de l’écrivain V.S. Naipaul dont le récit, L'Inde, fut publié en 1992. Naipaul était d'origine indienne, mais ses grands-parents venus d’Uttar Pradesh au nord de l’Inde avaient émigré sur l'île antillaise de Trinidad en 1880, afin de remplacer, dans les plantations, les esclaves noirs affranchis à partir de 1834. Le sous-titre de l'ouvrage était éloquent : Un million de révoltes. Le récit de ses cinq mois de voyage dans les différentes provinces indiennes commençait donc par Bombay, avec la saisissante description du gigantesque bidonville de Dharavi, le deuxième plus grand bidonville d'Asie (après Orangi Town, de Karachi au Pakistan), un million d'habitants et une latrine pour 1440 personnes.
Mais c'est sur la référence à Pier Paolo Pasolini que je veux m'attarder aujourd'hui. Ce petit livre, je ne le connaissais pas avant d'avoir assisté très récemment aux dernières Rencontres de Chaminadour : René de Ceccatty y marchait précisément, selon la formule consacrée, sur les grands chemins de Pasolini. Je ne suis allé à Guéret que le premier jour de ces Rencontres, le jeudi 18 septembre, où j'ai écouté la conférence inaugurale de René de Ceccatty, vivement apprécié les extraits du spectacle Pasolini en forme de rose, donnés par le chanteur Antonio Interlandi accompagné par l'accordéoniste Wilfried Touati, et un peu souffert de la lourde phraséologie du jeune philosophe Yorick Secretin dissertant sur la poétique et métaphysique pasoliniennes, auquel succéda avec bonheur Laurent Lasne qui, sans aucune note, nous éclaira sur l'importance du football dans l'existence du grand poète et cinéaste italien.
Je ne quittai pas bien sûr Guéret sans acheter quelques livres dans le hall de la salle de spectacle. Et l'un d'entre eux était justement L'odeur de l'Inde (que j'achetai en pensant aussi à ma fille Violette dont j'ai déjà dit qu'elle revenait d'un petit voyage dans le Kérala).
Je n'avais pas encore lu le livre lorsque j'ai abordé Cécile Guilbert, et ce n'est que la semaine dernière, au château de Saint-Jean le Blanc, près d'Orléans, où E. exposait avec des amis, que j'ai plongé dans ces pages fiévreuses, installé dans l'angle de l'une des salles comme un gardien de musée. C'est en 1961 que Pasolini, en compagnie d'Elsa Morante et Alberto Moravia, fait ce voyage entre des essais destinés à Fellini et le tournage d'Accatone qui commencera au printemps. Au même moment, il publiera le recueil de poèmes La Religion de mon temps, dont je découvre, en cherchant l'image de sa couverture, qu'elle montre (comme pour donner raison à Laurent Lasne), Pier Paolo shootant dans un ballon.
René de Ceccatty écrit dans sa biographie de Pasolini (Gallimard, 2005, 2022) que ce recueil est un long panoramique de l'"humble Italie", où les termes "misère" et "frères" reviennent souvent. Il en cite un extrait où le poète observe, "après deux journées de fièvre", "par la fenêtre deux jeunes garçons aux cheveux brillantinés qui gravissent une côte. Il se souvient, dit-il, de sa jeunesse à Casarsa et à Bologne."
(...) J'observe, en me penchant
à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont légers
sous le soleil ; et je me tiens comme un enfant
qui ne gémit pas seulement pour ce qu'il n'a pas eu,
mais aussi pour ce qu'il n'aura pas...
et dans ce pleur, le monde est odeur,
rien d'autre ; des violettes, des champs, qui sait ?
ma mère, et dans quelles primevères...
Odeur qui tremble pour devenir, là
où le pleur est doux, matière
d'expression, ton...
Le monde est odeur, écrit Pasolini. Et l'Inde qu'il découvre en 1961 "va être tout entière odeur, odeur des bûchers au bord du Gange."
Cette odeur de pauvres nourritures et de cadavre, qui, en Inde, est comme un continuel souffle puissant, qui donne une sorte de fièvre. C'est cette odeur, qui, devenue, peu à peu, une entité physique presque animée, semble interrompre le cours normal de la vie dans le corps des Indiens.
Écrire cette chronique est en soi une sorte de paradoxe, pour moi, entendez bien, qui a perdu l'odorat à la suite du Covid et désespère de le retrouver un jour...


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