jeudi 25 septembre 2025

L'orme de Buzancy

Retour au récit de Mathias Enard, Mélancolie des confins, Nord. Est-ce le fait d'avoir détourné mon attention, le temps de deux autres articles portant sur des sujets différents, mais je dois confesser ma difficulté à saisir ici et maintenant l'amorce de ce nouveau billet. Je ne sais pas où commencer. Je lis et relis sans pouvoir me décider. Le ciel maussade, la fraîcheur de l'air, la grisaille de ce début d'automne me plombent légèrement le moral, et ce ne sont les désespérantes nouvelles du monde qui vont me sortir du marasme. 

Il faut tout de même avancer. Au chapitre suivant - la croisade contre soi - Mathias Enard évoque les séances d'hypnose commencées le 25 septembre 1922, voici donc 103 ans jour pour jour, rue Fontaine, chez André Breton. Le poète et sa femme Simone reçoivent ce jour-là Man Ray et sa compagne Kiki, René Crevel, Paul et Gala Eluard, Max Morise et surtout Robert Desnos. Je dis"surtout"parce que c'est lui, Desnos, qui va vite s'avérer le plus réceptif à l'hypnose. Ses sommeils hypnotiques deviendront célèbres, il écrit, dessine, à carnets entiers (plus de cinq cents pages de ce jour à avril 1923). Man Ray photographie le phénomène.

 

L'hypnose n'est autre qu'un produit dérivé du "magnétisme animal" cher à Mesmer. On a vu qu'après avoir dû quitter Vienne il s'était établi à Paris, où il avait connu un succès presque immédiat. Contrecarré quelques années plus tard par les plus hautes autorités. Soumis par décision royale à une double commission d’examen de l’Académie des sciences et de la Société royale de médecine, le magnétisme animal est déclaré officiellement, en août 1784, n’avoir aucune valeur scientifique. "Malgré ses protestations,  écrit l'historien Bruno Belhoste, Mesmer voit sa doctrine renvoyée dans la catégorie infamante des fausses sciences, voire des charlataneries ; ses partisans sont chassés de la faculté de médecine ; lui-même ne s’en relèvera pas. En 1837, un nouveau rapport du médecin Frédéric Dubois reprend l’argumentaire des commissaires royaux de 1784 pour prononcer une deuxième condamnation, avalisée par l’Académie de médecine. Le retour en grâce ne viendra qu’en 1882, avec une note de Jean-Martin Charcot, chef de service à la Salpêtrière, à l’Académie des sciences sur le rôle de l’hypnose. Charcot et ses disciples prennent cependant bien soin de distinguer l’hypnose d’un magnétisme animal qui reste totalement déconsidéré dans les milieux scientifiques, même s’il n’a pas cessé, en fait, d’être pratiqué depuis Mesmer."

L'un des disciples de Mesmer est Amand Marc Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, colonel d’artillerie commandant le régiment royal de Strasbourg. Féru de physique et de mathématiques, il s’est instruit auprès du maître autrichien à Paris, et il commence d’expérimenter le magnétisme auprès de jeunes soldats malades. Mais c'est dans son domaine seigneurial de Buzancy, en Soissonnais, que sa vocation va prendre un virage essentiel. L'historien Jean-Pierre Peter raconte ces débuts dans un article de La Revue d'Histoire du XIXe siècle

Son régisseur se plaint à lui des maux de dents de sa fille. Puységur la magnétise, – un peu par jeu, dira-t-il. Le mal s’apaise. Le résultat impressionne assez pour que le lendemain on le requière à la ferme pour un jeune valet, nommé Victor, qui souffre d’une forte pneumonie. Crachats sanglants, fièvre, vive douleur de côté. Une fois magnétisé, Victor se trouve déjà mieux. Puisque c’est ainsi, il faut continuer le traitement.

Les choses prennent alors une forme toute nouvelle. Contrairement aux sujets nobles et riches qu’à Paris les passes magnétiques de Mesmer mettaient en état de transe convulsive, le paysan Victor, lui, s’endort, et Puységur en est fort surpris. Craignant d’avoir commis quelque erreur, il prolonge ses passes magnétiques. Et l’endormi se met à parler. Les yeux fermés, il dit voir à l’intérieur de son propre corps le siège de son mal. Il nomme ce mal et, dans les termes d’un savoir commun de l’époque, il sait en qualifier la nature, il en précise l’étiologie, prédit le jour et l’heure de sa guérison, indique de quelle façon et par quels moyens elle interviendra. Nous sommes le 4 mai 1784. Les jours suivants viendront confirmer ces prédictions. Et les mêmes phénomènes surprenants s’y reproduisent, s’amplifient même : sommeil profond, l’esprit en éveil. Des personnes présentes autour de lui, Victor, les yeux fermés, peut percevoir, chacune à chacune, l’état de santé de leurs organes et fonctions. De là, diagnostic, pronostic, et traitement proposé.

Passionné par l’expérience, Puységur la tente auprès d’autres sujets, accumule les résultats, est assiégé de demandes. De toute la région les gens accourent pour se faire soigner. La plupart se déclarent soulagés par les passes. Nombreux sont ceux qui s’endorment, parmi lesquels certains se mettent à manifester cet éveil somniloquace, ces facultés d’autoscopie, de pronostic, de diagnostic des maladies d’autrui, de suractivation des fonctions intellectuelles, dont Victor avait inauguré la série. En ces premiers jours de mai 1784, d’abord pris de vertige, Puységur comprend l’importance de ce qu’il vient de faire apparaître : selon lui, une dimension jusqu’alors inconnue de la nature de l’homme.

Dès lors, il se détermine à fixer par écrit tout ce qui se produit. Il avertit par courrier ses correspondants scientifiques. Il publie une première brochure, puis d’autres, dont il tirera bientôt la matière d’un livre en deux volumes, imprimé à Londres en 1786, les Mémoires et Suite des mémoires sur la découverte du magnétisme animal. (en ligne sur Gallica)

On retrouve Puységur dans le Bulles de Peter Sloterdijk, où le philosophe écrit qu'il effectuait de préférence ses traitements sous des arbres magnétisés auxquels ses patients étaient accrochés par des cordes - "ce sont ces arbres magiques de la tradition de la médecine populaire, et dont il a fallu attendre une période récente pour que l'on rappelle la signification dans l'histoire de l'esprit." (p. 254) En note de bas de page, il cite son propre ouvrage, L'Arbre magique : La naissance de la psychanalyse en l'an 1785, Flammarion, 1998. 

 

La couverture de l'édition allemande représente d'ailleurs l'orme de Buzancy sous lequel Puységur installait ses patients.


 Jean-Pierre Peter explique dans son article le recours de Puységur à cet orme : 

(...) lorsque dès les premiers jours la foule des mal-portants afflua auprès de lui, Puységur, débordé par leur nombre, usa à l’improviste d’un expédient. Il y avait, auprès de la fontaine de Buzancy, un grand orme. Le marquis le « magnétise » et y fait attacher des cordes aux maîtresses branches. Les patients s’y agrippent et la plupart y trouvent du mieux-être. Le choix par Puységur d’un grand vieil arbre pour y établir une source d’énergie vitale curative, au cœur du village et à côté d’une fontaine, nous fait apparaître comme significatif cet accord culturel sensible, entre lui et la population, sur des représentations cosmiques communes concernant les forces telluriques. 

Un peu plus loin, il écrit :

Ces capacités très spéciales qu’il découvre, et qu’il pose comme proprement humaines et naturelles, Puységur les rapporte à un sens interne qui, nous l’avons dit, fait du sujet mis en état de somnambulisme artificiel un passeur susceptible d’ouvrir entre les êtres souffrants un échange libératoire, un chemin de guérison.

Tel est donc le somnambulisme artificiel, une forme spécifique de transe calme, intéressante parce que le sujet y est comme extérieur à lui-même, à mesure qu’il se trouve plus profondément ancré en soi, par une symbiose avec celui qui l’y a conduit, et dans une ouverture soudaine à l’être de ceux qui l’entourent. Dans une alliance aussi et un don réciproque. Rappelons les termes de la lettre au sujet de Victor : « […] mon homme, ou, pour mieux dire, mon intelligence, […] quand il est en crise, je ne connais rien de plus profond, de plus prudent, et de plus clairvoyant » *. Ici, par ces mots, de plein gré, un grand seigneur fait, d’une certaine façon, d’un valet de ferme son égal et son complémentaire. Le processus d’identification, propre aux divers phénomènes de possession ou d’adorcisme, semble ici jouer fortement, mais en miroir, à double sens, chacun habité par l’autre. Mais nous ne sommes ici ni dans le vaudou ni dans le chamanisme. Étrange mécanisme, hors de tout modèle pensable à son époque – peut-être encore à la nôtre.

Passage en résonance avec ce paragraphe de Mathias Enard qui suit l'évocation des séances hypnotiques des surréalistes :

Suffoquer dans le vertige d'autrui, d'autrui accompagnant soi vers soi, entre la sûreté en soi et l'appartenance à autrui, voilà peut-être l'espace qui s'ouvrait avec l'hypnose, avec la transe, un élément mystique, c'est-à-dire qui joignait le mythe, le mystère et la mystification. Même si aujourd'hui les psychiatres ou les neurologues en savent un peu plus quant au fonctionnement neurologique de l'hypnose, ou en tout cas à celui de ses effets, bien des recoins du triangle rêve-sommeil-veille nous restent obscurs. (p. 87)

Goya, Colin-Maillard, 1797

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*  A. M. J. de Puységur, Mémoires pour servir à l’histoire du magnétisme animal, 1784, p. 27. 

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