Outre le Stalingrad de Theodor Pliever, il existe un autre grand texte allemand sur la bataille de Stalingrad, c'est celui de Heinrich Gerlach*. Alors que Plievier avait écrit son livre à partir de témoignages, Gerlach avait vécu l'enfer directement, ayant combattu d'août 1942 jusqu'à la reddition de la VIe armée allemande en janvier 1943. Il fait alors partie des 91000 soldats qui rejoignent les camps soviétiques dont 5000 seulement survivront aux terribles conditions de captivité. Gerlach participe aux activités de propagande du Comité national pour une Allemagne Libre, une organisation qui fait collaborer communistes, exilés allemands et officiers de la Wehrmacht désabusés par la défaite et le régime nazi. Il écrit par ailleurs son récit de Stalingrad et l'achève en 1945. Comme il craint de se le faire confisquer par le NKVD, les services secrets soviétiques, il tente d'en faire sortir une copie par un ami mais cette copie est saisie, et le manuscrit original également en décembre 1949, peu avant sa libération. Gerlach retrouve alors sa ville de Brake, près de Brême, en 1950, mais ne peut se résoudre, écrit Mathias Enard, "à abandonner ses camarades, les morts, les vivants, leurs récits. Il cherche à récrire le récit perdu. Il n'y parvient pas. Il a la sensation que sa mémoire lui fait défaut. Que les souvenirs sont trop lointains. La première version disparue le hante." (p. 64)
Il prend alors contact avec Karl Schmitz, un psychiatre et hypnotiseur munichois, pour l'aider à dépasser ses blocages. L'hypnose, précise Enard, ne lui restitue pas le texte oublié mais permet surtout de soigner le stress post-traumatique. Gerlach mettra cinq ans à écrire cette seconde version : Die verratene Armee, L'Armée trahie, publié en 1956.
Au début des années 1990, le chercheur Carsten Gansel retrouve, de façon presque miraculeuse, le manuscrit original à l'ouverture des archives soviétiques, qui sera publié sous le titre Éclairs lointains. Percée à Stalingrad.
La comparaison entre les deux textes est bien sûr passionnante : elle permet tout d'abord de savoir que Gerlach avait bel et bien réussi son pari de reconstituer son roman. Mais les petites différences aussi sont éclairantes, Enard en donne plusieurs exemples.
En marchant vers une librairie de la Wörtherstrasse, il se demande s'il serait capable à son tour de reconstituer un de ses livres. "Sans doute pas, conclut-il. Une phrase par-ci par-là, peut-être. Probablement parce que je n'ai pas vécu les événements que je décris. La fiction s'oublie-t-elle plus vite que la réalité ? Qu'une réalité aussi violente que la bataille de Stalingrad, sans doute. La littérature naissait bien dans cet espace entre trois pôles, entre le vécu, le souvenir et l'écriture ; le roman cherchait à franchir les frontières entre ces trois moments et l'imagination romanesque n'était sans doute que le moyen de parvenir à traverser ces fossés."(p. 69)
Sur Stalingrad, les livres de Plievier et Gerlach sont dépassés seulement, estime Enard, par les deux romans de Vassili Grossman, Pour une juste cause et Vie de destin. J'ai eu envie à ce moment-là de revenir, non à ces deux livres (que je n'ai pas encore lus, j'en suis presque honteux et stupéfait), mais à ce recueil de souvenirs et correspondance, Vassili Grossman (Calmann Lévy, 2023), qui m'avait ému et passionné. Un marque-page y est toujours, placé à la page 165. J'en extrais ce paragraphe, extrait du carnet n°16 de l'écrivain :
Les datchas de Berlin. Tout disparaît dans les fleurs, tulipes, lilas, fleurs roses décoratives, pommiers, pruniers, abricotiers. Les oiseaux chantent : la nature n'est pas mécontente des derniers jours du fascisme.
Dans le bourg de Landsberg près de Berlin, des enfants jouent à la guerre sur un toit plat. A Berlin, au même instant, on porte les derniers coups à l'impérialisme allemand, tandis qu'ici, avec des épées et des lances en bois, des gamins aux longues jambes, nuques rasées, franges blondes, poussent des cris perçants et se transpercent les uns les autres, sautant et bondissant comme des sauvages. Ici une nouvelle guerre est en train de naître. C'est éternel, indéracinable.
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* Né à Königsberg, comme Käthe Kollwitz.
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