mardi 1 novembre 2016

Toussaint : en mémoire de Gabriel Albert Aurier

Hier soir je regardais Van Gogh, le film de Maurice Pialat, que je n'avais pas vu à sa sortie en salles. C'était en 1991, j'ai mis le temps pour réparer cet oubli. Soudain, lors d'une scène de discussion houleuse entre Vincent et son frère Théo, j'entends parler d'un critique d'art nommé Aurier. Et tout de suite, je fais la connexion avec la rue Albert Aurier, proche de chez moi, près du gymnase Saint-Denis. Sur le panneau, je me souvenais qu'on pouvait lire en-dessous du nom : critique d'art. S'agissait-il du même ?


Un tour de Google plus tard, je peux l'affirmer, il s'agit bien de Gabriel Albert Aurier, né à Châteauroux le 5 mai 1865, co-fondateur de la revue du Mercure de France, et auteur du premier article sur Vincent Van Gogh, intitulé Les isolés, en janvier 1890, disponible en ligne sur MercureWiki. Extrait :

"Ce qui particularise son œuvre entière, c'est l'excès, l'excès en la force, l'excès en la nervosité, la violence en l'expression. Dans sa catégorique affirmation du caractère des choses, dans sa souvent téméraire simplification des formes, dans son insolence à fixer le soleil face à face, dans la fougue véhémente de son dessin et de sa couleur, jusque dans les moindres particularités de sa technique, se révèle un puissant, un mâle, un oseur, très souvent brutal et parfois ingénûment délicat. Et, de plus, cela se devine, aux outrances quasiment orgiaques de tout ce qu'il a peint, c'est un exalté, ennemi des sobriétés bourgeoises et des minuties, une sorte de géant ivre, plus apte à des remuements de montagnes qu'à manier des bibelots d'étagères, un cerveau en ébullition, déversant sa lave dans tous les ravins de l'art, irrésistiblement, un terrible et affolé génie, sublime souvent, grotesque quelquefois, toujours relevant presque de la pathologie. Enfin, et surtout, c'est un hyperesthésique, nettement symptômatisé, percevant avec des intensités anormales, peut-être même, douloureuses, les imperceptibles et secrets caractères des lignes et des formes, mais plus encore les couleurs, les lumières ; les nuances invisibles aux prunelles saines, les magiques irisations des ombres."

Avouez que ce n'était pas mal vu. La même année, en juillet, à Auvers-sur-Oise (et c'est cette période qui est représentée dans le film de Pialat), le peintre se tirait une balle dans l'abdomen, et en mourait deux jours plus tard. Toutefois, il avait entre temps, le 9 ou le 10 février, répondu au jeune critique (Aurier n'avait que 25 ans, et il déployait une érudition impressionnante), en lui adressant ses remerciements (le site Deslettres.fr où j'ai pu lire cette missive précise bien que l'article d'Aurier fut le seul texte élogieux qu'il reçut de son vivant), lui offrant même de lui faire parvenir par Théo une étude de cyprès en souvenir de l'article.

Extrait de la lettre de Vincent Van Gogh à Albert Aurier
Sortant cet après-midi pour me promener, j'ai aperçu dans le cimetière Saint-Denis, tout proche de chez moi, une foule de gens, et je me suis souvenu évidemment qu'en ce jour de Toussaint il était d'usage de porter des chrysanthèmes au chevet des disparus. L'idée m'est alors venu de rechercher la tombe d'Aurier (je le savais ici : dans la notice de Wikipedia, il était dit qu'il avait été inhumé dans le caveau familial à Châteauroux).



J'ai donc longuement erré à travers les divisions de la nécropole, en me dispensant d'ailleurs d'une recherche systématique car l'art de la sépulture a ses modes, et les tombes récentes, avec leurs dalles de marbre ondées, se distinguent aisément des tombeaux dix-neuvième où l'on pointait encore vers le ciel des croix majestueuses, ou prétentieuses, comme on voudra : la modernité privilégie l'horizontalité - et la famille prestigieuse se laisse percevoir alors par une sorte d'inflation dans la largeur - alors que dans le passé on œuvrait dans le vertical, en n'hésitant point, quand on avait les moyens, à édifier de vraies chapelles n'ayant pas grand chose à envier à celles de l'extérieur.

Statue de la stèle d'Ernest Nivet (les pieds)

Ce fut aussi l'occasion de rendre visite à mon cher Nivet, dont le tombeau échappe, je l'ai déjà dit ailleurs, à tous les stéréotypes, et de surprendre la poésie des mausolées abandonnés.



Enfin, au bout de moult arpentages d'allées, je trouvai le caveau de la famille Aurier, famille de notaires dont la plaque de marbre au fond de la petite nef funéraire reflétait le ciel clair de cette Toussaint radieuse. Son nom y était inscrit : Gabriel Albert Aurier (1865- 1892). Eh oui, le jeune critique n'avait survécu que deux ans à Vincent : après un séjour à Marseille, il avait succombé à son retour à Paris de la fièvre typhoïde.
  

Revenons à Pialat : il n'est pas tendre pour Aurier, qu'il met en scène dans son film. Antoine de Baeque écrit qu'il "a hérité de ce positionnement au centre des histoires d'en France une haine de tout ce qui est au-dessus ou au-delà de ce nœud central : les intellectuels, les artistes, les mondains, figures emblématiques d'un écart dandy férocement pourchassées par le cinéaste dans tous ses films. Dans chaque film existe ainsi un personnage plus que déplacé, haïssable et caricaturé comme tel, finalement ridicule : les photographes de Passe ton bac, le frère grand bourgeois de Nelly dans Loulou, l'éditeur d'A nos amours, le critique d'art, Aurier, de Van Gogh. Chacun endosse les railleries – contretype absolu de certaines figures féminines qui, elles, incarnent littéralement le peuple –, et devient l'exutoire d'une violence inouïe : à travers eux, Pialat emmerde le petit monde du cinéma et « fait chier les gens de gauche, les lecteurs du Nouvel Observateur. » "

Le critique d'art, Aurier, de "Van Gogh"

Le pauvre Aurier, parfait inconnu de ses congénères berrichons, mort trop tôt au seuil d'une œuvre qui commençait tout juste à se dessiner (outre ses critiques artistiques, il avait écrit des poèmes et un roman), mérite mieux, me semble-t-il aujourd'hui, que cette diatribe.

Laissons la parole à un autre écrivain bien méconnu de nos jours, Rémy de Gourmont : Dans son IIe Livre des masques, (1898), il insiste sur l'importance de travail de critique d'art d'Aurier : « Nous n'avons eu depuis l'ère nouvelle que deux critiques d'art, Aurier et Fénéon : l'un est mort, l'autre se tait. Quel dommage ! »

Portrait d'Albert Aurier
par Félix Vallotton
paru dans Le Livre des masques
de Remy de Gourmont (vol. II, 1898).

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