Jeudi dernier 21 août, je revenais d'Exideuil-sur-Vienne où j'avais passé deux jours au camping de la Rivière avec quelques amis. Plutôt que de reprendre la route de l'aller, qui passait par Limoges, j'avais choisi de suivre la vallée et de traverser Saint-Germain de Confolens, où le souvenir de ma petite sœur Marie m'était toujours présent. J'avais écouté les Midis de France-Culture, qui diffusaient un entretien avec le cinéaste allemand Christian Petzold, dont le dernier film, Miroirs n°3, doit sortir en salles le 27 août. Ses premiers mots me touchèrent d'emblée : "Dans ce studio, à Berlin, je vois passer les derniers jours de l'été, ça déclenche une certaine mélancolie." Et comme on lui fait remarquer que la mélancolie est aussi présente dans son dernier film, il ajoute : " Je crois que j'ai écrit tous mes scenarii à l'automne. Je crois que je vais maintenant changer et passer au printemps, ça changera un peu."
Évidemment. je ne pouvais pas ne pas penser à Mélancolie des confins de Mathias Enard, que j'ai commencé à évoquer dans le dernier article, qui se déroule à Berlin et dont l'automne est la saison phare : "Je ressentis soudain, dans la bourrasque, cette angoisse qui me prenait, enfant, au moment de la chute des feuilles - je me revois observer, chaque jour à mon retour de l'école, les feuilles mortes sur le gravier et celles qui se recroquevillaient dans les arbres, certain qu'elles ne reviendraient pas, que cet hiver-là serait le dernier, l'hiver définitif (...)." (p. 21)
Quelques lignes plus haut, il avait écrit que "le sanatorium de Beelitz ressemblait au Vaisseau des morts du roman de B. Traven, un lieu flottant entre la peur et la déréliction." Roman dont l'existence m'avait été révélé par la lecture de Viva de Patrick Deville, que j'avais trouvé ensuite dans un bac de livres d'occasion et auquel j'avais consacré un article. Ce dont je ne me souvenais pas c'est que cet article avait été publié le 7 janvier 2023, et que je l'avais dédié précisément à Marie car c'était le jour de son anniversaire (et pour en rajouter dans le hasard objectif, il faut savoir que dans mon sac à dos j'avais, comme unique viatique littéraire, Equatoria du même Patrick Deville, déniché quelques jours plus tôt à la bouquinerie Le futur archaïque, rue d'Auron, à Bourges).
Mathias Enard raconte ensuite la dernière grande bataille qui eut lieu sur le sol de l'Europe entre le 16 et le 19 avril 1945, près du petit village de Seelow, dans une zone très marécageuse - bataille de la dernière chance pour retarder l'Armée rouge dans sa course vers Berlin. Un million deux cent mille hommes s'affrontent là. Les Russes sont dix fois plus nombreux, leurs pertes seront colossales mais ils vaincront et le dernier verrou sur la route de Berlin aura sauté. Une statue monumentale a été érigée sur une hauteur, première du genre, "qui montre bien l'importance que revêt cette victoire de Seelow et le sacrifice consenti pour elle, ces dizaines d'Ivan crevés droits dans leurs bottes sous leur capote comme le soldat de Lev Kerbel, grand sculpteur de héros soviétiques, qui sculptera des soldats morts toute sa vie, jusqu'en 2000, quand, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, on lui commandera son dernier combattant de bronze, un marin de quatre mètres de haut, un matelot pour honorer les cent-dix-huit héros qui périrent en mer Baltique à nord du Kursk, un sous-marinier tout contre son submersible comme le biffin de Seelow est près de son char d'assaut, l'infirmier de Beelitz s'appuie sur son brancard et la Belle au bois dormant penche la tête sur ses rosiers de rêve." (p. 29)
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Monument aux soldats soviétiques sur les hauteurs de Seelow par L. E. Kerbel |
Les morts allemands n'ont pas eu droit à pareil hommage. Morts sans gloire, morts en silence. Enard écrit que leurs tombeaux sont dans les livres de Theodor Plievier, "le militant antifasciste qui réussit le prodige de conter les douleurs des soldats allemands de Stalingrad à Berlin sans jamais être complaisant avec l'idéologie que ceux-ci défendaient, bien au contraire. Stalingrad et Berlin sont le miroir allemand de Vie de Destin de Vassili Grossmann ; en les lisant parallèlement on a la sensation que les morts se parlent, que les vivants se répondent d'un camp à l'autre, que leurs cris sont les mêmes, cris pour survivre, cri contre le totalitarisme, cri pour la gloire des sans gloire."
Vingt mille soldats allemands sont morts en vain pour défendre leur capitale perdue d'avance. Et Mathias Enard de se demander où sont les tombes. Pas d'immense cimetière, écrit-il, sous la lune du Brandebourg, pas d'alignements infinis de croix blanches. Comme il pose la question à la gardienne du petit musée de Seelow, elle lui répond : "Il y a des morts partout." Überall liegen Tote.
Überall liegen Tote. Il se remémore cette phrase en avançant vers la gare de Beelitz-Heilstätten et en se souvenant d'avoir découvert, non loin de là, dans une forêt à quelques kilomètres du village de Halbe, au pied d'un hêtre centenaire rescapé des bombes, une petite plaque, "seul signe de l'emplacement d'une tombe collective où gisaient cent-soixante-dix-sept inconnus, soldats et civils ; civils, c'est -à-dire réfugiés de l'Est qui accompagnaient le 9ème armée de Busse dans sa fuite éperdue vers Beelitz. Tous moururent ensemble, réfugiés et soldats, écrasés sous les obus soviétiques, rajoutant une catastrophe à la catastrophe, une déroute à la déroute, une débâcle à la victoire russe, débâcle, le nom de la fonte subite des glaces, quand les corps sont emportés, en pièces, dans une mortelle rivière : quelques dizaines de milliers de morts de plus dans cette belle forêt hantée, ces pins magnifiques, ces feuillus auprès des cours d'eau, graves fantômes de femmes et d'hommes disparus." (p. 35)
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