samedi 7 janvier 2023

Le Vaisseau des morts

 A Marie


Dans un bac de livres d'occasion, j'ai déniché tout récemment un vieux livre de poche : Le Vaisseau des morts, de B. Traven. Imprimé en 1967 par Brodard et Taupin, et adapté, est-il précisé, par Philippe Jaccottet. Traven est le pseudonyme le plus connu de l'un des écrivains les plus énigmatiques du XXème siècle. La notice du vieux volume avoue son ignorance : "B. Traven serait né aux Etats-Unis dans le Middlewest vers 1890 selon les uns, ou 1900 selon d'autres, de parents suédois." Serait né... En réalité, ceci est complètement faux, comme on va le voir. 

C'est le premier livre de Traven que je découvre : je ne le connaissais que par le roman de Patrick Deville, Viva, lu en mai dernier, où il apparaît à plusieurs reprises. Et tout d'abord dans le chapitre Traven § Cravan, dont certains supposèrent qu'ils s'agissait de la même personne. Mais pas du tout (sans doute que la proximité des pseudos et une semblable volonté chez les deux hommes de brouiller les traces ont favorisé cette interprétation) : ils ne sont même jamais rencontrés en ce Mexique où Cravan, alias Fabian Lloyd, disparaît corps et bien en novembre 1918, peut-être dans le naufrage de son bateau dans l'isthme de Tehuantepec.


Patrick Deville écrit que Traven se prétend né à San Francisco (habile mensonge, toutes les archives de l'état civil ayant disparu dans le grand incendie de 1906), et que l'on mettra des années pour établir le lien avec Ret Marut, comédien puis journaliste et écrivain, éditeur et rédacteur unique d'une revue anarchiste, Der Ziegelbrenner (Le Fondeur de Brique) vendue sur abonnement. Responsable de la presse au sein de l'éphémère République des conseils de Bavière, il est arrêté le 2 mai 1919, mais réussit à s'évader. Il rejoint la Hollande puis Londres, où il est arrêté par la police : "On établira plus tard que, depuis Londres, Ret Marut a embarqué à bord du navire norvégien Hegre. Il vit de petits boulots à Tampico, écrit des poèmes et un premier roman, Das Totenschiff, Le Vaisseau des morts, décrit ces poubelles plus ou moins flottantes où s'entassent les émigrés et les affamés rescapés de la Grande Guerre."

Curieusement, Patrick Deville ne fait pas état du véritable nom de Ret Marut, Otto Feige, si l'on en croit la notice de Wikipedia, né le 23 février 1882 à Schwiebus (notice qui confesse tout de même qu'il"demeure encore aujourd'hui des doutes sur le lieu et la date de sa naissance, sur sa nationalité d'origine, ainsi que sur les conditions de son enfance et de son adolescence.") Traven accèdera à la notoriété grâce à l'adaptation de son roman Le Trésor de la Sierra Madre par John Huston, tourné en 1947 et sorti en 1948. Le film ayant décroché trois oscars, les producteurs aimeraient que l'auteur soit photographié en compagnie de Lauren Bacall et Humphrey Bogart, mais "le mystérieux Traven refuse", écrit Deville. D'ailleurs, officiellement, Huston ne rencontra jamais l'écrivain, qui lui assura cependant sa satisfaction à la lecture du scénario. Mais lors de la préproduction, Huston fit la connaissance d'un certain Hal Croves, prétendument envoyé par Traven pour le représenter. "Ils s'entendent à merveille, nous affirme Marion Langlois sur le site de la cinémathèque, si bien que le cinéaste embauche Croves comme conseiller technique. Des années plus tard, on apprendra qu'il s'agissait de Traven himself." Et Patrick Deville de conclure ainsi : "L'ancien membre des Conseils révolutionnaires de Munich devient une star invisible à Hollywood. Il continue d'utiliser le labyrinthe de ses boîtes postales pour empocher les biftons de l'industrie cinématographique capitaliste."


Que dire du roman maintenant, Le Vaisseau des morts ? Le narrateur est un marin à l'identité aussi floue que celle qu'entretint Traven tout au long de sa vie, il se dit Américain mais se retrouve sans papiers à Anvers, son navire où il exerce comme matelot de pont, le Tuscaloosa, ayant largué sans lui ses amarres. C'est le début d'une équipée qui le conduit en Hollande puis en France et en Espagne, toujours aux prises avec la douane. En désespoir de cause, il embarque sur le Yorikke, un vaisseau fantôme. J'ai crû un instant que le récit allait dévier vers le fantastique, et que ce Vaisseau des morts s'apparenterait en quelque sorte à celui qui hante Fog, le film de John Carpenter que j'ai vu hier soir à l'Apollo en compagnie de ma fille Violette.


Non, les morts ici ne sont pas des revenants, animés par une soif de vengeance un siècle plus tard après la vilenie villageoise qui les a poussés sur les récifs d'Antonio Bay, et la réalité est bien plus horrible que dans le film dit d'horreur : les morts ne sont autres que les marins embarqués sur des cargos et travaillant dans des conditions infâmes pour des paies de misère. Le narrateur devient soutier, le plus bas niveau dans la hiérarchie sociale de la navigation, le soutier qui vit dans la crasse et la cendre, celui qui enfourne le charbon dans les chaudières, le poste le plus dangereux aussi. L'anarchisme de Traven s'y laisse lire comme dans cette fin du chapitre XXX :

"Le plus drôle, c'est qu'il y a des centaines de Yorikke par toutes les mers, des centaines de vaisseaux fantômes. Chaque pays a les siens. Les plus fières compagnies, celles qui font flotter à la poupe les plus beaux pavillons, ne rougissent pas d'voir les leurs. On ne paie pas les primes d'assurances pour des prunes. Il faut que tout rapporte.

Les vaisseaux fantômes se multiplient, avec leurs cargaisons de morts. Jamais il n'y eut autant de morts que depuis la dernière guerre, et la victoire de cette liberté qui valut aux hommes le passeport, symbole de la toute-puissance de l'Etat. La tyrannie des empereurs et de leurs courtisanes a cédé le pas à la tyrannie de l'Etat et de la plus vieille religion, celle de l'Argent ; nulle n'a de meilleurs prêtres, ni de plus belles églises. Yes, Sir, c'est comme je vous le dis."

Traven s'est éteint à Mexico le 26 mars 1969 vers 18 heures. Selon ses dernières volontés, ses cendres ont été dispersées au Chiapas, où il avait séjourné en 1927-1928, rencontrant plusieurs peuples indiens. Deux jours plus tard, sa veuve communiqua à la presse que son mari était bien l’acteur, l’écrivain et le révolutionnaire allemand Ret Marut.

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