mercredi 11 janvier 2023

Les 50 portes de la sagesse

Rien de plus stimulant pour moi que d'assister à l'émergence d'un motif. C'est à ce moment-là que l'étude commence à ressembler à une enquête policière. Comme si je me retrouvais devant un de ces panneaux d'affichage en liège où les membres d'une brigade criminelle punaisent photos, lettres, tickets, bordereaux, bouts d'articles de journaux et autres brimborions charriés par les fouilles et les perquisitions - fatras dont ils cherchent à relier les différentes parties, où ils s'épuisent à trouver le noeud commun et à démêler le sens. L'année 2023 a commencé avec B. Traven et Walter B, et je crois bien tenir là un couple solide qui va nous entraîner loin. Ceci dit, il y a quand même une grande différence entre la sorte d'investigation que je mène et une traque policière, c'est que je n'ai pas de coupable à trouver. Il faut dire qu'il n'y a pas de scène de crime non plus, et partant, pas de victime. Mon analogie creuse et non avenue ? Peut-être. Il reste que j'ai l'impression que je dois aussi procéder à une reconstitution, je dois savoir comment les choses se sont passées, comme si une cohérence était à l'oeuvre dans ce réel opaque que je tente de percer et qu'il me fallait la mettre à jour. En un sens, tout est plus compliqué quand on ne sait pas au juste ce qui est à comprendre.

Quand Walter Benjamin a surgi dès l'orée de Viva de Patrick Deville, j'ai pressenti que quelque chose s'ouvrait. Et quand le jour suivant j'ai vu qu'Aurélien Bellanger lui consacrait justement son dernier roman, Le vingtième siècle, ce fut comme une confirmation. Produit de cette rentrée de janvier, je l'achetai dans la foulée. Bellanger est un écrivain dont je n'avais encore rien lu. La quatrième de couverture ne donne pas précisément dans la modestie : "Walter Benjamin, l'un des plus grands mythes intellectuels du vingtième siècle, est toujours parmi nous. Un groupuscule d'extrême gauche porte son nom et réalise des actions militantes énigmatiques, tandis qu'un poète se suicide à la BNF à la suite d'une conférence sur le penseur. Alertés par cette mort étrange, trois spécialistes de Benjamin se lancent à la recherche de son dernier manuscrit. Le trio nous entraîne dans une enquête vertigineuse, véritable labyrinthe de fragments, où à chaque nouvelle page se dessine un peu plus la figure de Walter Benjamin. Roman polyphonique virtuose, Le vingtième siècle donne à penser notre contemporanéité de manière singulière et originale, et à relire l'histoire du siècle passé comme celui dont Benjamin aurait été le héros."


Enquête vertigineuse, roman polyphonique virtuose... Bon, on allait bien voir. Je l'ai terminé hier et je suis encore perplexe. Quelque chose m'a manqué et je ne sais pas encore quoi. Mais ce qu'il faut dire tout de suite c'est le grand intérêt que j'y ai pris, c'est un livre d'une grande ambition et même s'il n'est pas totalement réussi, il reste que c'est une tentative passionnante. Une pièce à conviction en tout cas, qu'il faut examiner avec le plus grand soin. Véritable labyrinthe de fragments, nous dit le résumé, et il ne ment pas. En fait, il faut distinguer deux catégories de ces fragments : certains sont numérotés et d'autres non. Ces derniers rassemblent les éléments proprement fictifs, en particulier les mails échangés entre les trois "spécialistes" de Benjamin, qui se sont connus en assistant à la conférence du poète François Messigné à la BNF, le 8 août 2014, à la suite de laquelle il s'était suicidé en se jetant dans le jardin de la bibliothèque. Les fragments numérotés sont eux au nombre de 49 et ont l'allure de documents authentiques. Par exemple, la première entrée est un extrait d'Enfance berlinoise autour de 1900, de Benjamin lui-même. Mais ce passage est dit supprimé. De même la quatrième entrée est soi-disant un extrait du manuscrit d'un roman inédit d'Herbert Belmore, Le pensionnat expérimental. Or, aucune trace sur le net d'un tel ouvrage. Je ne me suis pas lancé dans une vérification exhaustive, mais quelque chose me dit que tout ou partie de ces 49 fragments est pure invention de Bellanger lui-même (ce qui, soit dit  en passant, est tout à son honneur).

Ce nombre de 49 apparaît dans la 36ème entrée (pages inédites, comme par hasard, d'Histoire d'une amitié de Gershom Scholem), où Scholem, de passage à Paris en février 1938,  expose à Benjamin dans un café du passage Choiseul, comment on pouvait décomposer toutes les lettres hébraïques en sept racines primitives, "celles qu'il était possible d'inscrire dans un carré sans lever la main, et dont les différentes combinaisons formaient un damier* composé de 49 caractères, qui rappelait la célèbre explication talmudique du psaume VIII, "tu l'as fait d'un peu inférieur à Dieu", selon laquelle Dieu aurait ouvert à Moïse les 50 portes de la sagesse, à l'exception d'une seule." (p. 326) 

Le 49ème et dernier fragment, qui conclut d'ailleurs le livre, reprend cette image des portes. Il s'agirait de "notes au crayon au dos d'une carte postale représentant le viaduc de Cerbère". Le fait paraît vraisemblable car Benjamin adorait envoyer des cartes postales (Bruno Tackels écrit même qu'on "peut risquer cette équation : Benjamin passera sa vie à écrire le monde en cartes postales."), mais je n'ai pu en relever aucune trace. Le texte crayonné serait celui-ci : "Alors il comprit pourquoi la dernière porte était restée fermée à Moïse : car c'était celle du désespoir."



Ces 49 fragments m'ont fait songer aux 49 narrats d'Antoine Volodine de son roman Des anges mineurs (Seuil, 1999), que j'évoque dans l'article du 24 juin 2020, Vivre dans les ruines. Volodine définit ainsi ses narrats :

"J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose. Dans chacun d'eux, comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange. Les anges ici sont insignifiants et ils ne sont d'aucun secours pour les personnages. J'appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s'arrètent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles. (...)"

"Le narrateur, écrivais-je ensuite, est, semble-t-il, un certain Will Scheidmann (j'écris "semble-t-il" parce que tout écrit volodinien est marqué d'une incertitude fondamentale), qui utilise indistinctement la première ou la troisième personne. Dans l'étude de Jean-Françis Chassay, L’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodineil est précisé à la note 21 (on continue à sauter d'une note de bas de page à une autre) : "On apprend vers la fin du livre que Scheidmann « disposait ses narrats en tas de quarante-neuf unités » (p. 202), ce qui explique le nombre de narrats qu’on retrouve dans Des anges mineurs. On peut cependant ajouter à cela que dans la religion bouddhiste, un esprit a 49 jours après sa mort pour réintégrer un corps. Voilà qui ajoute une autre dimension à « l’esprit magique » qui traverse le roman et fait contrepoids au politique." 

Me reportant à cette étude de Jean-François Chassay, je m'aperçois qu'il s'ouvre sur cette célèbre citation de Benjamin : "Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds." (Sur le concept d’histoire).

Un Walter Benjamin qui apparaissait à la fin de l'article, avec l'évocation du livre que lui consacra Jean-Michel Palmier.
Angelus Novus, Paul Klee


L'enquête ne fait bien sûr que commencer...

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* Ce damier m'a bien sûr fait penser aux damiers dont je fais état dans mon article Damier et sédiments.

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