Je ne pensais pas retrouver si tôt la mythologie indienne en retournant au cinéma, surtout en allant voir un film tourné dans le Val d'Aoste, Les Huit Montagnes, d'après le roman éponyme de Paolo Cognetti. Mais n'allons pas trop vite.
Ce film, réalisé par les belges Félix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, j'avais d'abord bien failli ne jamais aller le voir. La lecture de deux ou trois critiques assassines m'en aurait presque dissuadé si je n'avais pas quelque défiance vis-à-vis justement d'une certaine critique parisienne qui semble parfois noter les films en raison de leur degré de toxicité. Si ce n'est pas vénéneux, c'est forcément mièvre. Je lus ainsi dans Libération que "ce récit d’amitié virile, cliché et illustratif, a le goût et l’esthétique d’une publicité pour du jambon." On a droit aussi à ça : "Le récit fleuve, spectaculairement indigent pour qui ne se rêve pas en baroudeur de Nature et Découvertes (...)."Et Mathieu Macheret, dans Le Monde, n'est pas plus tendre : "Construite comme une longue chronique existentielle, cette fable sur le retour à la nature, qui, comme on le sait, ne ment pas, diffuse tout du long, sur un paysagisme décoratif, une morale compassée, comme sa petite musique édifiante qu’on a parfois du mal à distinguer d’un manuel de développement personnel."
Le mépris qui s'exhale de ces phrases est à vomir, construit qu'il est sur des représentations gratuites : où est-il question dans le film de "retour à la nature" ? Sincèrement, je ne vois pas. Et de quelle "morale compassée" se voudrait-il être le héraut ? J'ai horreur du soi-disant "développement personnel" et si Les Huit Montagnes avaient été une mise en images d'une péroraison de Pierre Rabhi (pour ne pas prendre d'exemple beaucoup plus malheureux), je ne l'aurais pas autant goûté. A vrai dire, ces critiques, cuirassés dans leurs préjugés, n'ont pas cherché à comprendre : par exemple, le format 4/3, presque carré - il est vrai surprenant dans les premières minutes -, dont il semble bien inutile de s'interroger sur son choix ("En format carré - mais pourquoi ?" est-il écrit dans Libé). Ne serait-ce pas justement la fonction d'un critique de s'interroger sur ce point ? Oui, pourquoi, quand le cinémascope nous donnerait toute l'ampleur des paysages ? Et, en ce sens, Les Huit Montagnes, c'est bien l'anti-Avatar, qui vise l'immersion la plus complète dans son univers avec une 3D époustouflante. Le choix du format m'a rappelé ce film méconnu, Jauja, de Lisandro Alonso, avec Viggo Mortensen, qui se déroulait dans les immensités de la Patagonie.
On ne trouvera pas plus d'explication sur le titre des Huit Montagnes. Qui ne désignent pas, comme on pourrait s'y attendre, une série octuple de sommets alpins. Pourquoi s'attarder au symbolisme quand on a décrété qu'on était au niveau d'une pub Herta ? Et pourtant la réponse, qui est également dans le film, est rappelée au début de la note d'intention des réalisateurs : "Au centre de la terre se trouve le plus haut sommet du monde, le mont Meru, entouré de huit mers et de huit montagnes. La question est : quel est celui qui a le plus appris, celui qui s’est rendu sur les huit montagnes, ou celui qui a grimpé au sommet du mont Meru ?" Le mont Meru, montagne mythique, considérée comme l'axe du monde dans les mythologies persane, bouddhique, jaïne et hindoue, relie le monde souterrain au monde terrestre, où vivent les hommes, et au ciel, domaine des dieux. Gérard Toffin, directeur de recherches au CNRS, l'évoque dans un article de la Revue régionale d'ethnologie, en 1988 :
"L'univers, est-il imaginé, consiste en sept couches superposées, la plus haute étant la résidence céleste de Brahmâ. La première couche en partant du bas comprend la terre (bhû , bhûmi) et les mondes inférieurs (pâtâla ), lesquels consistent à leur tour en sept enfers {naraka). Dans le dernier des mondes inférieurs vit le serpent Vâsuki qui supporte le mont Meru et les divers mondes grâce à son capuchon de cobra largement déployé. Vâsuki menace constamment l'univers ; ses bâillements provoquent des tremblements de terre et lorsqu'il se réveille en déroulant son corps gigantesque une ère cosmique, kalpa, s'achève : l'univers tout entier est consumé par son souffle terrifiant. "
Immédiatement après ce paragraphe, il est question du Barattage de la Mer de lait, évoquée au dernier billet :
"Une autre montagne cosmique a son importance dans la mythologie hindoue et mérite d'être mentionnée ici. Il s'agit du mont Mandara, une montagne imaginaire, située vers l'est et considérée comme une forme du Meru. Le Mandara est connu pour avoir servi de batteur lors du barattage de l'Océan de lait. Cet épisode mythique se rattache à la légende du déluge. Lorsque les Eaux montèrent et envahirent toute la terre, l'ambroisie, amrta, breuvage grâce auquel les dieux préservaient leur jeunesse, fut perdue. Le dieu Visnu délégua sur terre un de ses avatars : la Tortue Kurma, la deuxième dans la série de ses incarnations, en la chargeant de retrouver le breuvage magique. La Tortue, dans l'affaire, servit de support à la Terre et au mont Mandara. Vâsuki, prince des serpents, fut disposé comme une corde autour de la montagne, puis dieux, deva, et démons, asura, tirant à hue et à dia sur les deux extrémités du Dieu-serpent, imprimèrent au Mandara un mouvement tournant. De ce long barattage naquirent l'ambroisie ainsi que plusieurs éléments merveilleux : la lune, la déesse Sri, Surâ (une boisson enivrante), un cheval blanc, la pierre précieuse kaustubha qui orne la poitrine de Visnu, l'éléphant Airâvana dont Indra prit possession, l'arbre céleste pârijâta, la vache d'abondance Surabhi, les nymphes Apsara et un poison."
D’après le Barattage de la Mer de lait, peinture, école Kangra, miniature, 1700, Himachal Pradesh, Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle) |
Pour en revenir au film, Les Huit Montagnes, c’est l’histoire d’une amitié entre deux jeunes garçons qui deviennent des hommes. Pietro, le petit Turinois, qui vient en vacances l'été avec ses parents dans le Val d'Aoste, et Bruno, le dernier enfant du village de Grana déserté par ses habitants. Le début du film ce sont ces moments merveilleux où les deux enfants explorent librement la montagne, courses, baignades dans un lac glacé, jeux sans fin seulement interrompus par les travaux agricoles auxquels Bruno, recueilli par son oncle (en absence du père, parti travailler en Autriche), est astreint. Ou par les randonnées dans la montagne organisées par le père de Pietro, ingénieur taiseux, tout entier investi dans son travail dans une grande usine de Turin, et dont la montagne est le seul loisir qu'il s'autorise quelques jours par an. Les rapports à la paternité sont l'un des grands thèmes du film (à l'instar d'Avatar, précisément) : "(...) nous avons tous les deux perdu notre père quand nous étions jeunes, expliquent les deux réalisateurs. C’est un thème indissociable du cheminement vers l’âge adulte : d’abord on rejette son père, puis on le comprend mieux en grandissant, on lui pardonne, on l’accepte tel qu’il est. Au-delà des liens du sang, on peut aussi se choisir un père de substitution."
Le père qui est rejeté, c'est celui de Pietro. Revenant dans la vallée quinze ans plus tard, après la mort de celui qu'il a fui, Pietro retrouve Bruno, et découvre que son père et son ami d'enfance n'ont cessé chaque été d'arpenter la montagne. Sur une carte, les trajets sont indiqués par des lignes de couleur, et il n'aura de cesse de remonter chacune de ces lignes, pèlerinage vers ces sommets où il lit, dans les cahiers de bord disposés à chacune des cimes, les quelques notes laconiques et émouvantes laissées par son père. Alors, tous les deux, Bruno et Pietro réaliseront un de ses rêves : reconstruire une ruine de chalet d'alpage (cf. la photo de l'affiche). Celui-ci sera le point de chute de chaque été suivant. Mais chacun suivra une voie différente, tandis que Pietro court le monde, marche dans l'Himalaya et finit par rencontrer une jeune femme au Népal, Bruno se fixe dans la vallée italienne, reprenant l'élevage et la fabrication de fromages abandonnés par son oncle. "Pietro est l’archétype du chercheur, du nomade, jamais satisfait, toujours curieux. Bruno est l’homme qui escalade sans relâche la même montagne immense, concentré, obstiné, tout entier à sa tâche."
Ce n'est pas un film bavard, les deux hommes affrontent aussi des non-dits, traversent des silences, et parfois des mots durs sont prononcés, qui ouvrent des ruptures. Et c'est aussi pour cela que la critique parisienne me semble injuste. De même que la montagne n'est pas idéalisée, sa dureté, sa violence y sont aussi bien montrés que sa beauté indicible.
Un autre livre d'un auteur italien m'est revenu alors en mémoire : le très beau Sur la trace de Nives, d'Erri de Luca, qui restitue la rencontre avec l'alpiniste Nives Meroi lors de l'une de ses expéditions himalayennes. A la page 119, Erri de Luca parle du rapport à son père, et nous sommes très proches de la tonalité du film :
"J'ai écrit les livres qu'il n'a pas écrits, j'ai escaladé les montagnes qu'il aurait voulu escalader. Je suis son fils parce que j'ai hérité de ses désirs. On n'hérite pas d'un grenier, d'une maison, mais de la pénurie, du devoir laissé, de la provision ratée. Pour prouver quoi ? Qu'on est davantage capable ? Pour moi, ça ne tient pas. J'ai cru au contraire lui devoir un dédommagement pour l'avoir affligé. Quand j'écris, je chuchote parce que je pense qu'il est resté aveugle même là où il est, et qu'il n'arrive pas à lire la page derrière mon épaule. Il aimait les histoires et je sui encore là pour les lui raconter."
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