mardi 22 décembre 2020

Des voyages de Gulliver au Voyage d'hiver

Le confinement m'a conduit, comme beaucoup d'autres, à travailler à distance  : je suis donc devenu un utilisateur régulier du logiciel Teams, choisi par l'université pour les cours dits en distanciel. Cours qu'il a fallu refondre en grande partie car on ne travaille pas en ligne de la même façon qu'en présentiel. Distanciel, présentiel, ces mots nouvellement arrivés en fanfare sur la scène linguistique contemporaine attisent l'ironie des puristes - mais l'excellent rédacteur du blog Parler français signale que, donné parfois à tort comme un anglicisme, "présentiel, probablement issu du latin tardif præsentialis (« qui implique une présence réelle, qui existe »), est attesté comme adjectif depuis... la fin du XVIe siècle !", et que  "Distanciel, de son côté, apparaît dans notre lexique à la fin du XIXe siècle, semble-t-il, et avec le sens premier de « relatif à la distance » : « [Un graphique] avec divisions distancielles » (Bulletin de la Société d'histoire naturelle de Toulouse, 1879), « Ci et tendent à confisquer toute la force d'indication distancielle qui avait appartenu d'abord à cist et à cil » (Georges Le Bidois, 1933)".*

Bref, quoi qu'il en soit de la pertinence de ces nouveaux vocables, après avoir passé des heures vissé à l'écran, je n'avais souvent pas grande envie d'y revenir pour écrire une nouvelle chronique alluvionnaire. Une période de vacances bienvenue me redonne donc un peu de mordant, et je m'en vais terminer mon propos sur les résonances à la porte de bronze. Car je peux bien l'affirmer, ladite porte de bronze n'a pas résonné qu'une seule fois. Et de l'essayiste Muriel Pic au dessinateur Cardon, il y eut un autre écho remarquable.

Tout part d'une réflexion de Muriel Pic sur le tourisme de masse : 

"Depuis que le voyage est un bonheur librement choisi, les portes des maisons se sont fermées. Pour le voyageur d'antan, en exil et en errance, il existait un réconfort avec lequel nous ne pouvons plus guère compter : l'hospitalité. Désormais, pour les touristes, il n'y a plus d'autres logements que les tours inaccessibles des hôtels climatisés aux fenêtres qui n'ouvrent pas. Quant aux malheureux pris dans les affres des migrations, c'est le camp de boue et de barbelés. Il faut dire que c'est un risque de laisser entrer chez soi un inconnu. On se hasarde à perdre ses propriétés, déjà si petites, si délimitées, si étriquées. L'humanité a rapetissé, elle n'a plus rien à envier aux Lilliputiens." (p. 91)
On peut objecter que Muriel Pic noircit un peu le tableau : on peut encore se rendre à l'étranger en évitant les tours et les hôtels (il me revient par exemple en mémoire ce séjour à Varsovie, 12 rue Miodowa), mais là n'est pas la question. Juste avant, ou juste après ce passage, j'avoue ne plus savoir au juste, je tombai sur cet extrait du texte de Cardon (auparavant, sa tante Antoinette les a rejoints début août en Normandie et il écrit "La porte de bronze réintégrait, inchangée, notre quotidien") :

" En cette fin d'août, la TSF diffusait chaque jour, en fin d'après-midi, Les Voyages de Gulliver. Il y était question des Lilliputiens, ces gens minuscules pouvant tenir dans une poche Je ne manquai pas un seul épisode, et ne cessai d'en parler à toute la famille.

En existait-il vraiment, pour en avoir un comme ami ? Et où ? Ma tante et ma mère m'affirmèrent que oui, en Bretagne, justement, ils habitaient les talus...

Sans doute y crus-je un peu, car je mis de côté de petites assiettes, cuillères et fourchettes d'une "ménagère" de ma soeur.

Nous partîmes, comme Gulliver quittait Lilliput. La TSF annonçait qu'à l'épisode suivant, il allait rencontrer l'île volante de Laputa. J'allais louper ça ! Pas sûr qu'en Bretagne, on allait avoir la TSF..."

Jean-Georges Vibert, Gulliver et les Lilliputiens, vers 1870

Je n'aurais peut-être relevé la coïncidence lilliputienne si Lilliput n'était pas revenue dans le texte de Pic, tout d'abord sous la forme de ce dictionnaire de poche français-anglais, environ cinq centimètres sur trois, offert par l'oncle Jim lors de l'une de ses visites annuelles en France, dictionnaire nommé Lilliput, dont la photo est reproduite dans l'ouvrage, et dont elle précise qu'il lui fut fort utile durant ses voyages. Ensuite, une dizaine de pages plus loin, lors de l'évocation de la théorie des humeurs linguistiques, de ce même oncle : 

"L'anglais était une langue de terre, au tempérament humide et froid, une langue d'automne, saturnienne, la langue de la mélancolie, la maladie anglaise par excellence. C'est avec cet anglais que Swift a imaginé le parler des Lilliputiens et ses pays. Brodingnag, Laputa, Balbibarbi, Pukapuka, Aitutaki. A n'en point douter, il s'agit là des mots d'une idéologie que seule la linguistique peut expliquer. Je me garderai bien d'en tenter l'entreprise, la supposer me semble déjà bien hardi. Car quelles peuvent bien être les idées d'un homme qui, en 1721, imagine pour ses lecteurs des gouvernements microscopiques, tyranniques et sans pitié ? Il est évident que Jim nourrissait de l'aversion pour l'impérialisme anglais tout comme il se désespérait de me voir perdre contact avec la langue anglaise, en raison d'un refoulement familial consécutif à la ruine, mais aussi de l'école française qui semble fermée à l'apprentissage des langues." (p. 210-211)
Au demeurant, nous voyons là resurgir le thème de la mélancolie, qui est au cœur du recueil d'essais reçu en cadeau d'anniversaire, recueil que Muriel Pic a dirigé, à propos de l'oeuvre de W.G. Sebald, dont l'un des ouvrages majeurs ne se nomme pas par hasard Les Anneaux de Saturne. La mélancolie est en effet au coeur de son projet littéraire :

"Mais la mélancolie, autrement dit la réflexion que l'on porte sur le malheur qui s'accomplit, n'a rien en commun avec l'aspiration à la mort. Elle est une forme de résistance. Et, au niveau de l'art, éminemment, sa fonction n'a rien d'une simple réaction épidermique, ni rien de réactionnaire. Quand, le regard fixe, elle passe encore une fois en revue les raisons pour lesquelles on a pu en arriver là, il s'avère que les forces qui animent le désespoir et celles qui animent la cognition sont des énergies identiques. La description du malheur inclut la possibilité de son dépassement." (Sebald, La Description du malheur, trad, Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2014, p. 17, cité par Muriel Pic, Politique de la mélancolie, p.12)


Un autre livre offert par Gaëlle accompagnait Politique de la mélancolie, c'était Le rêveur de la forêt, un catalogue du musée Zadkine. Le texte introductif, rédigé par Noëlle Chabert, fut également le vecteur d'une résonance, précisément avec le livre Résonance, du sociologue et philosophe Hartmut Rosa, dont j'ai déjà dit la dernière fois que j'en avais repris la lecture, après une longue interruption :

"J'étais encore tout petit quand je me trouvai un jour [...] à cette heure-là, en train de jouer dans la forêt [...] Je sentis que j'étais seul, tant le silence brusquement s'était creusé. Et quand je levai les yeux autour de moi, j'eus l'impression que les arbres m'encerclaient et m'observaient sans mot dire [...] je me sentais [...] livré aux créatures inanimées. Qu'est-ce donc que ce sentiment ? Souvent je l'éprouve encore. Ce silence soudain qui est comme un langage que nous ne pouvons percevoir.**

Passant de l'angoisse que la forêt peut susciter chez l'enfant qui s'y sent abandonné, thème familier des contes, à la terreur de celui qui a perdu toute connaissance sauvage, et de là pénétrer dans la forêt tourmentée de la psyché humaine, cinq lignes suffisent à l'écrivain autrichien, futur auteur de L'Homme sans qualités, Robert Musil pour, dès 1906, dans son premier livre, un roman d'éducation, tendre à la société occidentale de la Belle Époque, aveuglée par les lumières de la raison et du progrès, l'image du désenchantement qui l'attend." (p. 11)
Or, voici ce qu'écrit Rosa, pages 262-263 de Résonance :

"Du point de vue de la théorie de la résonance, il est essentiel de comprendre les relations résonantes aux objets, non pas seulement comme des formes poétiques singulières d'expérience vécue en marge du monde réel - cela reviendrait à en faire de simples enclaves au sein d'un monde essentiellement muet ou hostile -, mais comme des relations quotidiennes, c'est-à-dire des formes de relation au monde médiées par les choses dans la vie de tous les jours. C'est précisément ce que semblent pointer certaines œuvres majeures de la littérature moderne. Comme le montre Kimmich, ce n'est pas un hasard si l'"autre condition" envisagée par Robert Musil dans L'Homme sans qualités se caractérise par un rapport nouveau et participatif aux choses dont les linéaments étaient déjà posés dans Les Désarrois de l'élève Törless."
Ce qui me semble remarquable ici, c'est non seulement la coïncidence entre les deux mentions de Robert Musil, mais, bien plus profondément encore, celle entre les contenus, qui traitent identiquement des relations avec les choses, ces créatures inanimées qui semblent nous observer - en l'occurrence, les arbres dans le passage cité. Ce qui est clairement exprimé dans une citation de Kimmich mise en note par Rosa à la page 263 : 
"Törless se sent regardé par les choses, en même temps que les hommes deviennent pour lui des objets sans vie."(Kimmich, op. cit. p .83) ; voir Robert Musil, Les Désarrois de l'élève Törless, Seuil Paris, 1960.
Encore plus étonnant : il y a une chose que je n'avais pas remarquée en notant cette rencontre résonante entre Rosa et le catalogue Zadkine, c'était, en haut de la page 262, une citation de William Carlos Williams, dont j'ai déjà signalé la présence dans l'incipit d'Affranchissements de Muriel Pic. Et là aussi, il est question de ces "choses qui nous parlent" :
"So much depends upon a red wheel barrow glazed with rain water besides the white chickens " [Tant de choses dépendent d'une brouette rouge vernie d'eau de pluie à côté des poulets blancs] : cette citation de William Carlos Williams, par laquelle Dorothée Kimmich commence son analyse des relations littéraires aux choses, illustre à ses yeux l'expérience selon laquelle les "choses qui nous parlent" jouent dans notre rapport aux lieux - et dans notre ancrage dans le monde - un rôle essentiel qui échappe à notre approche rationnelle et cognitive du monde. 
Ryan Inzana
 
Notons aussi que ce poème - The Red Wheelbarrow (La Brouette rouge) -  est publié dans le recueil Le Printemps et le reste (Spring and all) en 1923, d'abord sans titre puis désigné par le chiffre XXII, puisqu'il s'agissait du vingt-deuxième texte du recueil alternant vers et proses. Il est temps de citer en entier cet incipit picquien dont je parlais :
"En ouvrant Spring and All de William Carlos Williams, j'ai tout de suite aimé son désordre, sa manière inhabituelle de mettre les choses ensemble Il me suffit de parcourir une strophe, quelques phrases, la table des matières, pour me sentir profondément liée à ce livre datant pourtant de 1923."
Et il m'a suffi de retourner deux pages en arrière dans Résonance pour retrouver dans une autre note de bas de page une citation semblable à celle de Musil rapportée par Noëlle Chabert, sur le thème de la forêt qui regarde le promeneur : 
"Merleau-Ponty cite en particulier l'exemple du rapport au monde qui s'instaure dans l'acte de peindre : "Entre lui et [le peintre, HR] et le visible, les rôles inévitablement s'inversent. C'est pourquoi tant de peintres ont dit que les choses les regardent, et André Marchand après Klee : "Dans une forêt, j'ai senti à plusieurs reprises que ce n'était pas moi qui regardais la forêt. J'ai senti, certains jours, que c'étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient... Moi, j'étais là, écoutant... Je crois que le peintre doit être transpercé par l'univers et non vouloir le transpercer... J'attends d'être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir."
La constellation née de ce soixantième anniversaire s'enrichit donc notablement, avec cette connexion directe entre Pic et Rosa*** à travers William Carlos Williams. Je dois ajouter à l'ensemble une autre résonance pointée celle-ci le 2 décembre, à la lecture d'un chapitre - Les axes verticaux de résonance - où Rosa en vient à examiner la musique  comme sphère particulièrement intense de résonance :
"Quand Christian Gerhaher, baryton de renommée internationale, chante par exemple Le Voyage d'hiver, il produit de puissants effets de résonance, non par la synchronisation de ses propres émotions avec celles du public, mais par sa capacité à exprimer  de la façon la plus parfaite possible les formes de relation au monde - et les expériences dont elles s'accompagnent - réalisées dans la musique." (p . 333)
Au moment où je lis ces lignes, je ne connais pas Christian Gerhaher, ou, plus exactement, je viens juste de découvrir son existence :  quelques heures auparavant, j'ai vu sur Arte ou le site Arte.tv, je ne sais plus, une annonce pour l'opéra de Verdi, Simon Boccanegra, et j'ai enregistré ce nom, et là non plus je ne sais pas pourquoi parce que je n'avais aucune intention de le regarder, ce nom de Christian Gerhaher.



Hartmut Rosa cite ensuite des extraits d'un entretien que Gerhaher a accordé au journaliste Tobias Haberl où il explique que ce qui compte n'est pas ce que lui ressent, ceci est sans importance, ce qui compte, dit-il, c'est l'idée qui affleure dans une musique, et non le rapport qu'on entretient personnellement avec elle. Or, commente Rosa, ce sont bien des formes de relation au monde que Gerhaher a en tête lorsqu'il parle d'idée, "comme le montre sa réponse à la question "la musique console-t-elle ?" :
"Si j'écoute de la musique [...], ce n'est ni pour être consolé, ni pour être diverti. La musique de Bach, de Beethoven, de Shubert, ce n'est pas divertissement [...]. Il y est question de mort, de perte, de solitude, d'absence d'idéal et de perfection, de difficultés et de faiblesses psychiques, et si tout cela m'intéresse, ce n'est pas forcément parce que cela fait écho à ma propre vie. Souvent, c'est la musique elle-même qui crée l'émotion qui nous conduit à rechercher une consolation - consolation qu'elle dispense en même temps de façon miraculeuse."
Gerhaher, poursuit Rosa, "explique qu'il s'agit pour lui d'identifier, d'observer et de comprendre des rapports au monde tels que la mélancolie et la tristesse : le bonheur esthétique, dit-il, vient de là."

La mélancolie, encore une fois, pointe son nez. Mais, redisons-le à l'instar de Sebald, ce peut être aussi une forme de résistance. Devant ce Noël qui s'annonce, confiné, privé de neige, on fuira le ressentiment, qui n'est peut-être que l'envers toxique de la mélancolie, et on se réchauffera de l'amitié et de l'amour de celles et ceux qui traversent comme nous, avec nous, ces temps de grisaille.

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* Selon le même rédacteur, il conviendrait donc de dire : "Les cours en présence du professeur ou les cours présentiels ou les cours en présence (selon la commission générale de terminologie et de néologie).

Je me sers de ce que je propose dans mes cours à distance."

Je serai donc fautif d'avoir écrit "en présentiel".  Bon, d'accord, mais selon moi, il subsiste une ambiguïté dans cette formulation de "cours en présence du professeur", car il faudrait préciser "cours en présence physique du professeur", car, à distance, le professeur n'en est pas moins présent. Dire "en présentiel" permet d'évacuer cette ambiguïté, et c'est pourquoi je pense que cette façon de dire, déjà prédominante, va s'imposer, au grand dam des puristes.

** Robert Musil, Les Désarrois de l'élève Törless, trad. Philippe Jaccottet, Seuil, 1960. [L'année de cette publication ne peut évidemment m'être indifférente]

*** A peine eus-je écrit ce couple de noms propres "Pic et Rosa" que je sentis que quelque chose devait y être enfoui, une sorte de secrète connivence, qui était peut-être contenue dans cette rime à la mater dolorosa, la Mère de douleur de la tradition chrétienne. Et encore une fois, il me suffit de revenir d'une page en arrière dans Résonance pour cueillir le mot qui faisait charnière : c'était à la suite d'une citation de la Théorie esthétique de Theodor W. Adorno, dont je ne donne ici qu'une partie :

"Le sujet ému par l'art fait des expériences réelles ; mais, en vertu de la pénétration dans l'oeuvre d'art en tant que telle, ces expériences sont de celles dans lesquelles il se libère de sa subjectivité endurcie et prend conscience de l'étroitesse propre à son affirmation de soi. Si le sujet puise un bonheur authentique dans l'émotion que lui procurent les oeuvres d'art, c'est un bonheur dirigé contre lui ; c'est pourquoi les larmes sont l'organe de cette émotion, larmes qui expriment  en même temps la tristesse du sujet qui se sait éphémère. C'est ce que Kant a perçu dans l'esthétique du sublime, qu'il situe en dehors de l'art."

Citation suivie donc des lignes suivantes : "L'offre de résonance narrative, horizontale, vient ici naturellement renforcer l'effet de résonance : l'amateur de The Wall ou du Voyage d'hiver tend à s'identifier par empathie à Pink ou au Je lyrique ; surmontant son propre isolement (existentiel), sa propre aliénation vis-à-vis du monde, il rencontre dans la musique un Autre avec lequel il entre en résonance. Entre l'artiste/interprète et l'auditeur se forme un axe de résonance fragile, toujours précaire et temporaire, qui repose sur la non-résonance du monde." (p. 331)

Pink, rock-star personnage central de The Wall, est donc le lien entre Pic et Rosa, dans un jeu où s'entrelacent signifié et signifiant. Et, lisant la notice de Wikipedia qui est consacrée à l'oeuvre, je ne peux que frissonner devant ces mots : "Il est révélé que son père a été tué en défendant le pont d’Anzio pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Pink n’est encore qu’un enfant (In the Flesh?)86. La mère de Pink l’élève seule (The Thin Ice) et Pink commence à construire un mur métaphorique autour de lui, dont la première brique représente la mort de son père (Another Brick in the Wall, Part 1)" Ceci rappelant à l'évidence la mort du père de Cardon pendant cette même Seconde Guerre mondiale. Cardon dont l'oeuvre cathédrale ne met-elle pas en scène de façon obsessionnelle des murs et des murs ?




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