mardi 29 décembre 2020

Les deux soeurs

L'année 2020 n'en a plus pour longtemps, la garce, et c'est sans doute le dernier article qui s'inscrira sous son égide. Il n'aura rien de rétrospectif, et n'apportera pas grand chose de nouveau à tout ce que j'ai pu écrire depuis quelque temps. 2021 s'ouvrira sur des interrogations qui me paraissent plus fondamentales, mais il n'est pas encore l'heure. Place donc aux dernières notations correspondant aux derniers nœuds d'une carte heuristique que j'ai tracée au début du mois de décembre (j'ai recours de temps en temps à cette représentation) pour essayer d'y voir un peu plus clair dans ce que j'ai nommé alors la constellation 60, un réseau de coïncidences qui s'est donc épanoui autour de mon soixantième anniversaire.

Le 1er décembre, je notai ainsi dans mon cahier bleu la disparition d'Anne Sylvestre. Bien que je ne l'aie jamais beaucoup écoutée, j'avais de l'estime pour elle (il m'a été donné de la voir une seule fois, dans le jardin du château de Nohant, où elle avait été conviée par George Buisson, alors le maître des lieux, pour la remise du prix du Carnet de voyages, manifestation aujourd'hui disparue). Le même jour, sur France-Culture, un chapeau d'émission retint mon attention : "Mort de la compositrice Anne Sylvestre, après 60 ans de chansons féministes, drôles ou enfantines". Il était précisé qu'elle était morte à 86 ans. Or, c'était l'âge aussi de mon père au moment de son décès. Autre chose : elle était morte comme lui des suites d'un AVC. Ce qui m'a conduit à regarder d'un peu plus près sa biographie : Anne-Marie Beugras (c'est là son véritable nom de famille) est née le 20 juin 1934 à Lyon 6ème. C'est-à-dire très précisément treize jours après mon père, né le 7 juin 1934.

La Revue Dessinée - Hiver 2020/2021 (bande dessinée autour du film Magnolia de Paul Thomas Anderson)

Anne Sylvestre vécut une enfance difficile car son père, Albert Beugras, ne fut rien moins que le bras droit de Jacques Doriot, fondateur du Parti populaire français (PPF), parti d'extrême-droite nationaliste, qui collabora activement avec le régime hitlérien. Condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1948, il bénéficia d'une amnistie en 1955, avant de mourir d'un cancer foudroyant le 30 janvier 1963. La notice de Wikipedia précise que la chanteuse se mura "60 ans dans un silence qu’elle ne rompra, une première fois en 2002 dans une série d'émissions réalisées par Hélène Hazéra pour "A "voix nue" sur France Culture, puis dans une interview en 2007." Sa soeur, Marie Chaix , née en 1942, rendra compte plus tôt de cette douloureuse mémoire familiale avec son premier roman Les Lauriers du lac de Constance (1974), récit de l'histoire de son père pendant l'Occupation allemande. Dans un passionnant entretien croisé dans Télérama (en 2008), les deux soeurs reviennent sur ce passé qui ne peut être liquidé :

"[...] Reste qu'un an après Les Lauriers..., vous avez écrit une chanson magistrale, Une sorcière comme les autres, où pour la première fois vous faites allusion à votre père et à votre frère disparu en Allemagne... Est-ce un hasard ?
AS : Je ne sais pas. Cette chanson-là, j'ai eu l'impression de l'écrire sous la dictée. D'ailleurs, j'ai eu très peur de la faire écouter à Marie. J'étais très très émue quand elle l'a entendue, pour la première fois, lors d'un concert.

MC : Et moi j'en ai pleuré ! Tout comme avec Roméo et Judith, une chanson sur l'injustice sur fond d'antisémitisme... Moi aussi, j'avais essayé d'écrire sur ce thème mais on m'avait dit : « Vous n'avez pas le droit de parler au nom d'un Juif : non seulement vous ne l'êtes pas, mais en plus, vous êtes la fille d'un collabo ! » Ça m'avait renvoyée dans mes cordes. Avec sa chanson, Anne est arrivée à exprimer ce que je n'avais pas pu dire, ou qu'on ne m'avait pas permis de dire.

Une femme vous avait aidée à dire les choses, c'est Barbara. Et elle était juive...
MC : Elle ne le revendiquait pas, ni dans son écriture ni dans sa façon d'être, mais il y avait cet arrière-fond... A 24 ans je suis devenue son assistante, par hasard - un hasard complet mais bizarre, qui m'a posé des problèmes de culpabilité terrible vis-à-vis de ma soeur chanteuse. Le fait de l'avoir approchée a beaucoup compté pour moi, notamment dans le déclenchement de l'écriture. Un jour, elle a voulu que je lui parle de ma famille. Je me souviens m'être sentie très mal de lui « avouer » tout cela. Mais elle m'a dit : « Echangeons nos morts, ils sont tous pareils. » Elle a été la première à me suggérer d'écrire.

L'écriture vous a-t-elle permis de tout évacuer ?
AS : Bien sûr que non. On creuse toujours autour du même trou, et ça reste très difficile, même soixante ans après. On doit aller à la pêche, il y a des algues et de la vase. C'est une ambivalence permanente. Je n'arrive pas à me défaire, comment dire ?, d'une culpabilité. Ce n'est pas juste d'en vouloir aux enfants que nous étions, mais je n'arrive pas non plus à trouver cela injuste. Je le comprends. Pour un peu, je trouverais même ça légitime. Tant que les victimes de la guerre continueront à souffrir, on continuera à être coupables. [...]"
Anne et Marie, boulevard Saint-Michel, 1967.

Le 30 novembre, le jour même de la mort d'Anne Sylvestre, je reçois deux messages sur mon téléphone, de deux soeurs qui depuis quelques années sont en froid (je dis cela avec prudence car il est possible qu'elles aient renoué depuis, ce que je ne peux que leur souhaiter). J'ai été d'autant plus surpris par cette concomitance que je n'avais pas reçu de leurs nouvelles (par ce biais du téléphone, car je les avais revues l'une et l'autre dans l'année) depuis l'année précédente et la disparition de ma propre soeur Marie. Le premier message, reçu à 15 h 28, était un message de condoléances et le second, à 17 h 03, me proposait de suivre un projet d'écriture biographique (apparemment cette seconde soeur n'était pas au courant de la mort de mon père). 

Je répondais aux deux dans la foulée, et ne manquais pas de saluer le compagnon de la seconde, un vieil ami dont l'anniversaire allait se fêter dans quelques jours (le 3 décembre, je ne pouvais l'oublier car c'est l'anniversaire aussi de ma soeur Marie-Noëlle). Elle me répondit à son tour, avouant que je lui avais sauvé la vie, car elle avait oublié cet anniversaire... Et elle ajoutait : "63 ans, né en 1957 et moi 57 ans, née en 1963, c'est rigolo."

Manu Larcenet, Le combat ordinaire


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