mardi 15 août 2023

Je passerai comme un nuage sur les vagues

Les livres, ces envahisseurs. Ils s'accumulent subrepticement en deux endroits, la table basse du salon et le chevet du lit. Régulièrement, devant la montée des piles et la menace d'effondrement qui s'ensuit, je dois procéder à des retours en rayonnage, des exils et des expulsions. C'est un coup de sang soudain qui peut me prendre à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Le dernier s'est produit la semaine dernière.  La chose s'accompagne parfois de redécouvertes, tiens, il était là celui-ci, entamé et jamais terminé, et puis cet autre, des années que je le déplace d'une pièce à l'autre, que je le picore, que je le butine. Ruche inépuisable. 

C'est ainsi que je retournai à un trio de livres, entassés l'un sur l'autre, trois livres écrits par des femmes, et à l'issue de cette soirée-là de remise en ordre, je lus un bout de chaque. Et ce fut comme s'ils s'étaient répondus, sonnant comme les trois coups introducteurs d'une pièce de théâtre.

Le premier était Vivre avec nos morts, le petit traité de consolation de Delphine Horvilleur. Je l'avais abandonné à mi-chemin, pour une raison que j'ignore, en tout cas ce n'était pas par ennui. Quelque chose de plus urgent m'avait requis sans doute. Le désir aussitôt revint d'en reprendre la lecture. Je lus alors le chapitre suivant mon arrêt : Le frère d'Isaac, "Tomber dans la question". Delphine Horvilleur, qui est rabbin, est conduite à parler avec un enfant dont le petit frère venait de mourir. Quelle réponse apporter à celui qui disait : "J'ai besoin de savoir où est allé Isaac. Parce que je ne sais pas où regarder pour le chercher." Demain on allait l'enterrer, mais ses parents lui disaient aussi qu'il est allé au ciel. Alors il ne comprenait pas bien, est-ce qu'il allait être dans la terre ou bien au ciel ? On mesure aisément la difficulté d'une réponse satisfaisante.

"Personne ne sait parler de la mort, écrit ensuite Delphine Horvilleur, et c'est peut-être la définition la plus exacte que l'on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. Celle de celui qui part, mais aussi celle de ceux qui lui survivent et qui, dans leur sidération, feront toujours de la langue un mauvais usage. Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu'à dire combien plus rien n'a de sens."

Je devais dire à Isaac, dit-elle en conclusion, que les rabbins n'ont pas plus de réponses que les autres. Parfois, juste un peu plus de questions.

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Le second livre, je l'avais lu entièrement, je l'avais acheté à Chaminadour où l'auteur, Muriel Pic, était présente. C'était L'argument du rêve, publié chez Héros-Limite en 2022, un poème-essai, une suite de poèmes-essais plutôt, ponctué de photographies en noir et blanc. En le refeuilletant, je découvris que quelques unes étaient de Lorand Gaspar, sur lequel j'avais écrit un peu plus tôt. Eaux de Patmos. Un peu plus loin, Muriel Pic écrit :

[...] Dans ses Carnets de Patmos
avec la tempérance d'un médecin
Gaspar photographie les ombres.
Il voit une corde pendre :
le kosmokini des ermites.
A la tombée du jour
dans la grotte
quand la fatigue risque de désarmer sa vigilance
l'ermite se hisse de noeud en noeud
et suspend son corps contre le sommeil. [...]


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Cet après-midi en forêt avec ma fille Pauline. Une entorse à l'atterrissage d'un vol en parapente dans les Alpes l'a privée du stage de danse qu'elle devait rejoindre dans le Finistère. Avec ses béquilles elle m'accompagne néanmoins sur le petit circuit qui fait le tour de l'étang de Berthommiers. Dans le programme d'Equinoxe, la scène nationale, que nous avons reçu hier, elle me dit avoir repéré un spectacle de Chloé Moglia, une danseuse et funambule dont les performances sont basés sur la suspension. Pauline avait même postulé par curiosité pour un stage avec elle, mais n'avait pas été prise car elle exigeait qu'un projet artistique y soit associé. 

Sommes-nous espionnés par le biais de nos téléphones portables ou bien s'agit-il d'une pure coïncidence (ou d'une facétie de l'Attracteur étrange) ? Toujours est-il qu'en fin d'après-midi, cette Chloé Moglia dont j'ignorai jusque là l'existence apparut sur mon fil Facebook, avec une vidéo de France Culture (ce n'est pas celle qui suit).


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Dans un article de la revue Textimage, La vision haptique dans l'oeuvre photo-poétique de Lorand Gaspar, Gyöngyi Pal cite ce passage d'Approche de la parole : "Le poème n'est pas une réponse à une interrogation de l'homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement."

Photographie de Lorand Gaspar

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Le troisième livre était le Journal d'un écrivain, de Virginia Woolf, une anthologie chez 10/18 puisée dans les vingt-six volumes de son Journal par son mari, Leonard Woolf. Un livre là encore abandonné en cours de lecture. Je le repris à l'endroit du marque-page figé à la date du mercredi 7 janvier 1931. 

"Ma tête est lasse ; cette quinzaine ne m'a pas apporté la vue des collines qui ondulent, ni des champs, ni des haies, mais (la peste soit de la grippe) trop de maisons et de livres éclairés par le feu, et trop de plume et d'encre."

7 janvier 1931 : autrement dit quarante ans très exactement avant la naissance de ma petite soeur Marie, le 7 janvier 1971, à La Châtre. Ce n'est pas tout : née le 25 janvier 1882, elle était âgée alors de 48 ans, et allait bientôt fêter son quarante-neuvième anniversaire. Marie nous a quittés le 11 décembre 2019 : elle avait donc 48 ans et n'était donc plus qu'à quelques jours de son quarante-neuvième anniversaire.

Deux ans plus tôt, le 4 janvier 1929, Virginia Woolf écrivait ceci :

"La vie est-elle très solide ou très instable ? Je suis hantée par ces deux hypothèses contradictoires. Cela dure depuis toujours, durera toujours, et plonge au tréfonds du monde sur lequel je me tiens en ce moment. Mais elle est également transitoire, fugitive, diaphane. Je passerai comme un nuage sur les vagues. Peut-être, bien que nous changions, que nous volions les uns après les autres, si vite, si vite, sommes-nous aussi successifs et permanents, nous, êtres humains à travers lesquels passe la lumière. Mais quelle est cette lumière ? Je suis si troublée par le transitoire de la vie humaine, que souvent je murmure un adieu, après avoir dîné avec Roger, par exemple ; ou que je me demande combien de fois encore je reverrai Nessa."


 

 

2 commentaires:

Doc a dit…

Quel beau et terrible passage que cette partie de texte de V.Woolf. Et si, loin de penser une alternative, solidité ou instabilité de la vie, on pouvait penser une réalité permettant solidité et instabilité ? Nos sens ne peuvent appréhender toutes ces « vagues». Comme les scientifiques font émerger de leurs observations et calculs un vertige dont on ne peut pas se remettre, à savoir que lorsque notre galaxie compterait 10 milliards d’étoiles et qu’on pourrait aussi estimer qu’il y aurait un millier de milliards de galaxies !. Comment un calcul aussi rationnel peut-il se prêter à un quelconque sens de toute vie particulière ? Mais comment aussi ne peut-il pas accepter la vie issue d’une matière capable de produire cette vue « raisonnante » ? La vie est autant fondamentalement solide qu’intrinsèquement instable. Aucune de ces deux alternatives ne se suffit à elle-même. Nous sommes dans une espèce de réalité quantique au sens philosophique, en métaphore de la description de la matière en mécanique quantique. La vie n’a pas besoin de « moi » pour être. Oui, on peut dire adieu à Roger chaque soir qui nous vient et rien ne guérira notre solitude et notre abandon. C’est la seule chose dont on ne peut guérir et Virginia Woolf a bien été là pour en témoigner, « jusque dans sa chair » dit-on avec cruauté.

Patrick Bléron a dit…

Merci, Doc, pour ce commentaire avisé. Sans doute n'avons-nous pas d'autre choix que de nous tenir dans la contradiction. De vivre avec le paradoxe de la solidité et de l'impermanence. De vivre avec ce trouble du transitoire qui frappait si fort Virginia Woolf. Elle est passée comme un nuage sur les vagues, mais, la lisant encore aujourd'hui, nous goûtons la force et la beauté de son passage.