Hier la nouvelle de la mort de David Lynch m'a été un choc. Chaque jour, nous apprenons la mort de quelque personnalité, et cela parfois nous attriste quand pour celle-ci nous éprouvons estime ou affection, mais il est rare que l'on ait comme un mouvement de recul, un moment d'incrédulité, comme si cet événement annoncé n'était pas de l'ordre du possible. David Lynch, 78 ans*, et je réalisai seulement alors que je n'avais jamais pensé qu'il pût mourir un jour. C'est qu'il n'était pas vieux, je veux dire par là que je ne l'ai jamais vu, envisagé, comme une personne âgée. Ce qu'il était bien sûr, mais le physique de son visage démentait toute décrépitude. Je me souviens encore de son portrait par Nadav Kander, admiré lors de l'exposition de ses photographies à Vichy, l'an dernier.
La photo a été prise en 2007, Lynch avait donc 61 ans. La chevelure poivre et sel est incroyable par sa densité et son mouvement de vagues. Contraste entre la chemise boutonnée jusqu'au col, le calme du visage au regard bleu intense levé vers on ne sait quel horizon, et ce ressac, cette houle capillaire, cette tempête sur un crâne dont on sait quelles images troublantes il pouvait engendrer.
J'ai souvent parlé ici de David Lynch. Et sans doute n'est-ce pas fini, tant cette œuvre continuera de nourrir notre imaginaire. Je voudrais juste évoquer une anecdote que je viens de découvrir et qui résonne avec les précédents articles autour de La Prisonnière du désert, de John Ford. Dans The Fabelmans de Steven Spielberg, c'est David Lynch en effet qui incarne le vieux cinéaste recevant le jeune Sammy - alter ego de Spielberg.
Le scénariste Tony Kushner a raconté pour le magazine Première ce qui demeure pour lui comme le meilleur souvenir du tournage :
Le jour du tournage est inoubliable pour moi. C'est vraiment
unique dans une vie : Steven Spielberg qui filme David Lynch cours d'une
scène où Steven Spielberg rencontre John Ford, qui est joué par David
Lynch. Wow ! C'était tellement bizarre. J'étais heureux comme un gosse.
C'est vraiment l'un des summums de ma carrière de scénariste. [...]
Lynch est incroyable en plus ! Ce geste qu'il fait avec son cigare pour faire jaillir des flammes n'était pas du tout prévu, c'est lui qui s'est amusé avec, ça a attiré son attention et il a littéralement joué avec ça. En plus ce feu, cette fumée, ça ajoute un petit côté flippant au personnage, et l'on voit qu'il est facilement déconcentré, on ne sait pas comment il va réagir.
C'est vrai que cette scène est drôle. Mais elle a aussi du sens, au fond. Elle montre qu'on peut utiliser l'art pour contrôler sa vie, qu'en devenant un maestro dans son domaine, on apprend à ne plus se laisser dépasser par tout ce qui peut chambouler notre existence. Sauf qu'une fois que vous commencez à comprendre le pouvoir de l'art, vous réalisez aussi qu'il peut vous emmener dans des zones dangereuses, très sombres. Clairement, John Ford était un génie. Pourtant, ce n'était pas un homme très heureux. C'est pour ça qu'il demande à ce jeune garçon pourquoi il tient tant à devenir réalisateur. Quand il lui donne ce conseil par rapport à la ligne d'horizon, il sait que c'est une 'règle' débile, mais en même temps c'est la seule chose qu'il est capable de contrôler. C'est un outil qui lui permet de maîtriser son art et donc sa vie.
C'est d'autant plus beau grâce au passage juste avant où Sammy
attend de le rencontrer sans savoir immédiatement avec qui il a
rendez-vous. Il le comprend en même temps que le spectateur en voyant
les affiches de ses films. Steven avait mis la musique de La Prisonnière du désert sur
le tournage ce jour-là et tout le monde était scotché par cette salle
avec les posters de tous ces chefs-d'oeuvre. La caméra prend son temps,
film après film : La Chevauchée fantastique, Qu'elle était verte ma
vallée, Le Mouchard, La Prisonnière du désert, Le Fils du désert, La
Charge héroïque, Les Raisins de la colère, L'Homme tranquille, l'Homme
qui tua Liberty Valance... on comprend à quel point cet artiste est
important aux yeux de Sammy. Et de Steven qui rend hommage à John Ford,
qu'il considère sans doute comme le plus grand cinéaste de tous les
temps. J'adore cette scène en particulier, j'aime la manière dont elle
met en avant son talent, d'une façon si simple, évidente." (C'est moi qui souligne)
Non, je n'en ai pas terminé avec David Lynch. J'ai réalisé aussi par la même occasion que je n'avais jamais terminé les Trois essais sur Twin Peaks, de Pacôme Thiellement, acheté en 2019. Je n'étais pas allé loin, le marque-page que j'avais rapporté de la cathédrale de Grenade, La Virgen con el Niño de Giovanni Battista Salvi (plus connu sous le nom de Il Sassoferrato), était encore placé à la page 10.
On pouvait lire, au bout de cette page, cette phrase judicieuse : "Les grands films de cinéma sont ceux qui ont forcé le spectateur à regarder à l'intérieur de lui-même, dans l'espace sans dimension qui sépare l’œil de la paupière, pour montrer les fantômes de la mélancolie et du rêve que son regard, depuis toujours, portait (...)."
______________________
* 78 ans, autrement dit le même âge que Donald Trump. Ils sont nés tous les deux en 1946. L'un disparaît alors même que l'autre s'apprête à être investi dans la fonction présidentielle. Triste signe des temps ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire